Dans La Seule Exactitude (Stock), la figure de proue des intellectuels français réfractaires à la bien-pensance trace à la machette un chemin de réflexion à travers les grands débats qui divisent la France. Il explique pourquoi la gauche a perdu son hégémonie culturelle.
Le Vif/L’Express : La constatation de l’antisémitisme a-t-elle constitué le point de départ de votre réflexion ?
Alain Finkielkraut : Non, mais ce qui est particulièrement scandaleux, c’est d’invoquer la mémoire de l’antisémitisme pour mieux nier sa forme contemporaine. Notre époque se conçoit autre qu’elle n’est, et cet anachronisme prend aussi de tout autres formes, qui ne sont pas moins inquiétantes. Sous le nom ridicule d' » incivilités « , la violence augmente constamment, l’insécurité gagne ; la culture ne cesse de perdre du terrain ; l’école républicaine, qui fut la fierté de la France, s’effondre à coups de réformes toutes plus catastrophiques les unes que les autres. Bref, la France se désintègre. Elle faisait naguère encore envie, elle fait maintenant pitié. Elle était un modèle, elle devient un repoussoir : c’est pour ne pas connaître le destin de la France que les pays d’Europe centrale refusent obstinément d’accepter sur leur sol des quotas permanents de demandeurs d’asile. Ils le disent d’ailleurs explicitement. Ce constat est déprimant, mais plus déprimante encore est l’interdiction de le dresser. Si vous regardez les choses en face – c’est cela, l’exactitude -, vous êtes aussitôt accusé de faire le jeu du Front national et l’automatisme antifasciste prend le pas sur l’analyse des faits. Voilà le danger que je dénonce. Nous devons impérativement mettre nos montres à l’heure. Il faut penser en d’autres termes. Car nous vivons un moment inédit de notre histoire.
D’où provient cet affaissement français ?
Raymond Aron a très justement écrit : » La vanité française consiste à se reprocher toutes les fautes, sauf la faute décisive, la paresse de pensée. » Cette paresse a pour nom aujourd’hui » mémoire « . Entendons-nous bien : je ne milite pas contre le devoir de mémoire et pour le droit à l’oubli. La civilisation de l’Europe a été frappée à mort par les armes d’un des peuples les plus civilisés d’Europe. » Nous ne sommes pas sortis de ce malheur « , comme l’a dit François Furet. L’histoire, cependant, ne prévoit pas de session de rattrapage. Nous avons des démons, c’est vrai. Mais nous avons aussi des ennemis, alors qu’au sortir de la Seconde Guerre mondiale, nous avions décidé de ne pas en avoir. Si nous nous laissons accaparer par nos démons au détriment de l’attention qu’il faut porter à l’ennemi, nous courons à la catastrophe. Notre temps ne ressemble à aucun autre, il faut l’admettre.
Qui est cet ennemi ? Contre qui sommes-nous en guerre ?
Il faut toujours se souvenir de ce propos de Julien Freund : » Ce n’est pas nous qui désignons l’ennemi, c’est lui qui nous désigne. Et s’il veut que nous soyons son ennemi, nous aurons beau lui faire les plus belles protestations d’amitié, nous le serons. Et il nous empêchera même de cultiver notre jardin. » L’islamisme radical a déclaré la guerre aux » juifs et aux croisés « . Il faut en prendre acte. Cela signifie peut-être que le multiculturalisme, dans lequel nous avons cru, est une illusion. Nous nous attendions, avec la diversité, à l’idylle ; or, nous sommes entrés dans un climat de plus en plus dur, dans la confrontation.
Dans votre livre, vous écrivez que le djihad a dressé un mur entre le monde arabo-musulman et le nôtre. Ce mur traverse-t-il aussi la société ?
On ne peut tout de même pas oublier le 11 janvier. Des dessinateurs, des journalistes ont été assassinés parce qu’ils avaient offensé le prophète de l’islam ; et des juifs l’ont été parce qu’ils étaient juifs. Le peuple est descendu dans la rue pour dire que la liberté d’expression, l’humour, la satire étaient constitutifs de l’identité nationale et que c’était à prendre ou à laisser. Le slogan » Je suis Charlie » a alors émergé. Mais, très vite, un deuxième choc s’est produit. On a constaté que tout le monde n’était pas Charlie. Les habitants des quartiers » populaires » sont restés chez eux. Parce que, selon eux, ces dessinateurs étaient allés trop loin. Un clivage est apparu dans la société française et je ne crois pas que les choses vont aller en s’arrangeant. J’ai peur que se développe en France une espèce de sécessionnisme culturel et territorial. Quand on dit » quartiers populaires » aujourd’hui, on entend quartiers vidés du peuple » old school « , pour reprendre l’expression récente de Michel Onfray. Est-ce à dire qu’il y aurait désormais deux peuples en France et qu’on ne peut plus les réconcilier ?
N’y a-t-il pas une grande responsabilité politique dans
cet état de conflictualité ?
Devant la révolution démographique que nous connaissons, il aurait fallu réaffirmer clairement les lois de l’hospitalité. Il aurait fallu dire haut et fort que certaines traditions, valeurs et coutumes n’étaient pas négociables, plutôt que de rechercher sans cesse des accommodements de moins en moins raisonnables. On aurait dû, surtout, mener une politique scolaire digne de ce nom. C’est à l’école que la France se présente à tous les enfants, qui sont, comme l’a écrit Hannah Arendt, non seulement des êtres inachevés, mais aussi des nouveaux venus sur la terre. Or, la droite et la gauche ont abandonné toute véritable ambition éducative. Au lieu de cultiver les élèves, c’est-à-dire de les introduire dans un monde plus vieux qu’eux, on s’efforce de les désennuyer, on les incite à construire eux-mêmes leur propre savoir, on abdique peu à peu toute autorité. L’école ne joue plus son rôle. Enfant d’immigré, j’ai eu la chance de pouvoir assimiler une partie de la culture française ; cette chance est refusée aux enfants des nouvelles générations.
La gauche et la droite sont-elles toutes deux coupables ?
Oui. La gauche, parce qu’elle a sombré dans l’égalitarisme. La droite, parce qu’elle en est venue à concevoir l’enseignement comme une adaptation aux exigences de l’économie.
Comment réagissez-vous devant le drame de ces centaines de milliers de migrants, privés de tous les droits dans leur pays, qui accostent sur les rives de l’Europe au péril de leur vie ?
Devant ce mouvement de population, nous sommes tous frappés de stupeur. Malheureusement, dès qu’on essaie d’y réfléchir, on est voué à l’opprobre. La photo du corps du petit Aylan n’était pas seulement une image ; c’était un appel à notre humanité. Ce n’est pas une photo qui se regardait, c’est une photo qui nous regardait. Cet appel, certains ont voulu l’entendre comme une mise en accusation de l’Europe. Les éditorialistes, érigés en directeurs de conscience, ont fustigé la léthargie, l’indifférence, l’égoïsme des sociétés et des Etats du Vieux Continent. Ce procès est injuste. Si on assiste à un tel déferlement migratoire vers l’Europe, c’est parce que celle-ci est accueillante, à la différence de l’Amérique – qui se protège pour des raisons de sécurité – et des Etats du Golfe – qui sont des forteresses. Imbu jusqu’à l’ivresse de sa générosité abstraite, le nouveau pouvoir spirituel n’accorde plus de place dans la morale à la morale de responsabilité, c’est-à-dire au souci des conséquences. Contrairement à ce que réclame Marine Le Pen, il faut coûte que coûte maintenir vivant le droit d’asile. Mais il faut savoir aussi qu’avec la nouvelle immigration la proportion des » Je suis Charlie » ira diminuant, en France comme dans le reste de l’Europe. Les services de renseignement allemands avertissent déjà que le prosélytisme islamiste est très actif parmi les réfugiés qui se pressent au pays de maman Merkel.
La cause de ce déferlement se trouve dans la violence extrême dont souffrent les populations musulmanes…
Violence ostentatoire, qui plus est. Avec Daech, c’est comme si les nazis avaient érigé les chambres à gaz en argument de propagande. Daech attire, non tant parce qu’il ressusciterait l’idéal médiéval du califat, mais parce qu’il coupe les têtes des chrétiens, des yézidis, des homosexuels… Ses films publicitaires ne montrent que des massacres. Daech recrute ainsi en Tunisie, dans tout le monde musulman, en Europe, jusque parmi des convertis normands. Je suis incapable d’expliquer ce phénomène. En Syrie, la situation est d’autant plus effroyable que deux barbaries se font face. J’entends, ici ou là, qu’il faudrait, pour vaincre Daech, envoyer des troupes au sol. Je n’ai pas d’avis autorisé à ce sujet, mais il serait assez incompréhensible que les Syriens fuient leur pays du fait de la guerre et que l’Europe doive à la fois les accueillir et faire la guerre à leur place. Il faut une conférence internationale, et pas seulement européenne, pour définir des conditions d’accueil, mais aussi pour se demander comment mettre fin à ce que Jean-Luc Mélenchon lui-même (NDLR : leader du Front de gauche en France) qualifie de » véritable hémorragie « .
La gauche a-t-elle perdu son hégémonie culturelle ?
Ce que pensent les gens de gauche, qu’ils soient rouges, roses ou verts, c’est que l’inégalité est la source de tous les maux qui rongent le genre humain. Pour eux, il n’est pas de conflit qui ne se résume à l’antagonisme entre les possédants et les dépossédés. Si la gauche a perdu la partie, c’est parce que le choc des cultures n’est pas soluble dans la question sociale. Les penseurs de gauche préfèrent se crever les yeux plutôt que de penser à nouveaux frais. »
Propos recueillis par Christian Makarian