La menace d’une action terroriste n’a jamais été aussi forte. Le nombre élevé de jeunes Français partis combattre dans les rangs djihadistes et le redoutable défi de leur retour soulèvent bien des questions.
Les services français pourront-ils encore compter sur le facteur chance ? Le 23 septembre dernier, la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) s’est trouvée au centre d’un couac retentissant. Un avertissement sans frais qui illustre la fragilité du bouclier antiterroriste, à l’heure où la nécessité de protéger les Français d’une possible attaque se fait plus pressante. Ce cafouillage a eu d’autant plus d’écho qu’il est survenu au lendemain de l’appel au meurtre de Français par l’organisation Etat islamique (EI) et la veille de l’assassinat du guide de montagne Hervé Gourdel en Algérie. Série noire.
Le 23 septembre, donc, trois djihadistes présumés de retour de Syrie, via la Turquie, passent tranquillement la frontière à l’aéroport de Marseille-Marignane alors qu’un comité d’accueil les attend depuis trois heures à Paris-Orly, à plus de 700 kilomètres de là. Une fois la nouvelle connue, ces islamistes, dont le beau-frère de Mohamed Merah, assassin de sept personnes à Toulouse et à Montauban en mars 2012, répondent aux journalistes sur leurs portables. Se sachant recherchés, ils veulent se rendre. Nouveau cafouillage : la gendarmerie de l’Hérault (sud de la France) où ils se présentent, le 24 septembre, vers 11 h 30, est fermée à cette heure-là pour cause de regroupement de brigades… Le trio doit attendre qu’on lui envoie une voiture de patrouille. Les jeunes gens ont, depuis, été mis en examen pour » association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste » et écroués.
Devant la polémique, le ministre français de l’Intérieur, Bernard Cazeneuve, défend ses troupes, rappelant qu’une » quarantaine » de retours de Turquie se sont déroulés sans incident, y compris celui d’un recruteur du djihad réputé dangereux, Mourad Farès. Mais l’épisode révèle d’autres faiblesses.
Hasard malencontreux, bien que sans lien avec le ratage, le système informatique Cheops, qui permet le fonctionnement des principaux fichiers de police (personnes recherchées, automobiles dérobées…), est tombé en panne pendant deux heures, ce même après-midi. Un peu comme si les plombs de la » Grande Maison » – tous services confondus et dans toute la France – avaient sauté et que la police devenait aveugle. La faute à des carences informatiques dénoncées de longue date par les syndicats de police. » Cheops ? Un moteur de 2 CV auquel on demande de tracter des remorques de plus en plus lourdes, fulmine Christophe Rouget, du Syndicat des cadres de la sécurité intérieure. On agrège sans cesse de nouvelles données sans renforcer l’architecture du système. »
Jusqu’ici, le dispositif antiterroriste hexagonal s’est révélé plutôt efficace. Des Français ont été assassinés à l’étranger (Pakistan, Mauritanie, Algérie…) mais aucun attentat islamiste n’a été perpétré dans l’Hexagone entre 1996 et 2012. » Deux tentatives sérieuses sont déjouées chaque année, assure François Heisbourg, auteur du livre blanc du gouvernement La France face au terrorisme (2006). Environ 1 000 Français ont été tués dans des actes de terrorisme depuis cinquante ans, mais la majeure partie d’entre eux dans les années 1970 et 1980. »
La menace s’est rapprochée depuis l’éclatement de la guerre civile en Syrie, il y a trois ans, et l’intervention française en Irak au sein de la coalition menée par les Américains. Le 22 septembre, l’EI appelle à tuer » en particulier les méchants et sales Français « . Deux jours plus tard survient l’assassinat, en Algérie, d’Hervé Gourdel, dont la vidéo de la décapitation est mise en ligne. La » guerre contre le terrorisme » est devenue une notion palpable.
De 10 à 20 % seulement des passagers communautaires sont passés dans les fichiers
Le théâtre d’opérations irako-syrien, plus facile d’accès que ceux d’Afghanistan ou du Mali, fonctionne comme un » aimant » pour de jeunes sunnites attirés par le djihad armé. Le problème inédit qui se pose est d’abord d’ordre quantitatif. Près de 1 000 personnes résidant en France sont concernées d’après les derniers chiffres du ministère de l’Intérieur : 353 combattent sur place, près de 174 sont en route pour le front, 189 sont sur le chemin du retour ou déjà rentrées, 232 ont l’intention de partir. Pour les services, la masse critique est atteinte. Selon le ministère français de la Justice, les forces de sécurité ont procédé ces derniers mois à plus de 110 interpellations. Dans un entretien au Figaro du 26 septembre, Loïc Garnier, patron de l’Unité de coordination de la lutte antiterroriste, estime que la surveillance d’une cible mobilise une vingtaine de fonctionnaires. Il faut donc faire des choix, d’autant que les ex-djihadistes sont recensés dans 78 départements…
Aux frontières aussi, la donne se complique. Il ne s’agit plus de détecter un commando iranien ou algérien, comme dans les années 1980 et 1990. Cette fois, il faut estimer la dangerosité de Français, ou de binationaux, partis combattre à l’étranger, dont on ignore les desseins au retour. Encore faut-il les voir rentrer… Pas moins de 144 avions en provenance de Turquie, affrétés par une quinzaine de compagnies, se posent chaque semaine dans une dizaine d’aéroports français. Ces routes ultrasensibles ne sont en réalité surveillées que par » sondages « . L’article 7 du Code frontières Schengen interdit en effet des contrôles systématiques des ressortissants de l’Union européenne. » Les vérifications à l’arrivée ne sont pas conçues comme des contrôles de police mais comme des contrôles migratoires, la philosophie générale restant la liberté de circulation « , résume un responsable de la Police aux frontières. De 10 à 20 % seulement des passagers communautaires sont passés dans les fichiers.
Les policiers voudraient donc pouvoir connaître le nom des voyageurs dès l’enregistrement à l’aéroport de départ et croiser les identités de ceux-ci avec le Fichier des personnes recherchées, comme en Grande-Bretagne et aux Etats-Unis. Le ministère français de l’Intérieur finalise l’accès de ses services aux » PNR » (passenger name records), les données de réservation du transport aérien. Paris s’efforce de convaincre ses partenaires de la nécessité de créer un fichier européen.
Mais tout n’est pas simple. Techniquement, les données PNR vont alourdir les bases de données policières nationales, déjà saturées. En 2012, le ministère français de l’Intérieur estimait que ces nouvelles dispositions, si elles étaient appliquées, entraîneraient une » vingtaine de millions d’interrogations par an « . Et, sur le plan des libertés individuelles, ces informations apparaissent bien plus intrusives que les simples mentions d’état civil. Y figurent numéro de carte bancaire, personne accompagnatrice, régime alimentaire, réservations d’hôtel ou de voiture… C’est la raison pour laquelle le Parlement européen se montre réticent à la transmission des PNR aux polices des Etats membres.
Vers la création d’un nouveau délit d' » entreprise terroriste individuelle »
La course à l’armement législatif va franchir un palier en France avec le projet de loi en passe d’être discuté au Sénat à la mi-octobre. Le texte vise à assécher la vague de départs. Il prévoit l’interdiction de quitter le territoire pour un ressortissant français » dès lors qu’il existe des raisons sérieuses de croire qu’il projette des déplacements […] sur un théâtre d’opérations de groupements terroristes « . Crée en outre un délit » d’entreprise terroriste individuelle « . Autorise enfin les enquêteurs à accéder aux données stockées à distance… Des voix s’élèvent pour accompagner la réponse d’un volet préventif. Selon Guillaume Denoix de Saint-Marc, directeur général de l’Association française des victimes du terrorisme, » le pire se situe au retour. Nous nous trouvons face à des personnes qui ont subi, vu ou fait des choses horribles. Les prendre en charge, c’est un chantier auquel les victimes sont prêtes à prendre leur part. Nous enregistrons actuellement 21 témoignages en plusieurs langues avec le but de les diffuser dans toute l’Europe « .
Du 11 septembre 2001, aux Etats-Unis, à l’affaire Merah, en France, en 2012, les drames du terrorisme naissent souvent de la répétitivité des tâches, et surtout du manque de coordination. Ainsi, l’entraînement de Mohamed Merah dans un sanctuaire d’Al-Qaeda au Pakistan n’avait pu être repéré, faute d’échange d’informations entre Français et Américains. Pis : au niveau français, la coopération entre la DGSE (sécurité extérieure) et la DCRI (sécurité intérieure) avait été lacunaire, chacune des deux maisons détenant une pièce du puzzle. » Il faut rompre avec la culture du cloisonnement et du secret nuisible à la bonne conduite des enquêtes « , insiste Me Marie-Laure Ingouf, avocate de l’ex-otage français Nicolas Hénin, aussi intervenue dans le dossier Merah.
Par Pascal Ceaux et Eric Pelletier
» Deux tentatives sérieuses d’attentat sont déjouées chaque année en France »