Le Vif/L’Express vous invite tout l’été à table, pour découvrir et déguster les grands produits de la gastronomie wallonne. On commence… par le dessert, en croquant la fraise, ce fruit charnu aux courbes voluptueuses, à la robe rouge rutilante et au parfum exaltant. Voici sa longue et savoureuse épopée, avant qu’elle ne devienne le produit phare et l’image de marque d’un petit village près de Namur et qu’elle n’entre au musée !
Son petit côté vieillot et désuet est délicieux. Le Musée de la fraise se niche au bord de la Meuse, à un jet de pierre de Namur, sur la route pittoresque qui mène à Dinant. On pénètre avec curiosité dans la petite maison blanche, ancienne habitation du jardinier au service de la belle demeure mosane voisine, la villa Pauline, construite en 1901 et occupée aujourd’hui par une banque. Créé en 1970 par Dorothée Huart, fille du folkloriste Albert Marinus, le musée met à l’honneur la fraise, bien sûr, mais aussi les traditions populaires wépionnaises et les vieux métiers de la région. A l’intérieur, tout est conservé dans son » jus » : carrelages et planchers d’époque, murs en briques, mobilier ancien en bois… On contemple les affiches et les tableaux, on touche (c’est permis !) les outils et la vaisselle décorative ou utilitaire inspirée de la fraise, on plonge dans l’ambiance colorée de ces grandes fêtes, de ces kermesses et de ces cortèges folkloriques qui ont contribué à forger la réputation de Wépion en tant que capitale de la fraise en Belgique.
Tout commence par la fraise des bois
Le nom Wépion viendrait du latin Vulpilio (terre à renards). Au Moyen Age, la chaussée de Dinant n’existait pas. A la place s’étendait la forêt de Marlagne, touffue, sauvage, peuplée de renards et traversée par le courant nerveux de la Meuse. Au XVIIIe siècle, le paysage se transforme, la forêt de Marlagne cède peu à peu la place à des vergers se déployant le long du fleuve. On y cultive beaucoup de houblon (pour lequel il faut s’acquitter d’une dîme), destiné aux brasseries namuroises, fameuses à l’époque. Très hautes, les perches de houblon laissent au sol de l’espace libre. Pour le rentabiliser, certains paysans commencent à cultiver la fraise des bois, produit de luxe, utilisé notamment dans la pharmacopée. Du coup, les petits fruits rouges sont également taxés. Marie Wérotte, une paysanne rebelle, refuse de payer cet impôt supplémentaire. En 1709, » l’Etat » lui fait un procès. On le sait car tout est consigné dans les archives. Le procès va durer plusieurs années et s’arrêtera subitement sans que ne soit prononcé un jugement. » Cette information a de l’intérêt dans la mesure où elle certifie, par de nombreux témoignages lors du procès, que la culture des fraises des bois entre les perches à houblon était répandue dans la vallée de la Meuse depuis 1650, le terrain s’y prêtait, explique Aurélien Huysentruyt, conservateur du Musée de la fraise. Probablement, on la plantait aussi aux abords des jardins à la française. La fraise des bois était liée à la Vierge et était le symbole du paradis terrestre. En revanche, on ne sait rien sur sa consommation. La culture s’est poursuivie jusqu’en 1860-1870. » Une dizaine d’années, donc, avant l’arrivée de la » vraie » fraise et ce, grâce à un certain Amédée-François Frézier. Une belle histoire qui remonte au début du XVIIIe siècle.
Deux variétés américaines
Ingénieur militaire, officier du génie maritime français, mais aussi explorateur et botaniste, Amédée-François Frézier est envoyé, en 1712, par Louis XIV en Amérique du Sud. Sa mission ? Espionner les fortifications espagnoles au Chili et au Pérou. Il y restera deux ans. Comme la plupart des nobles de l’époque, Frézier se passionne pour les plantes. Avant de regagner la France, il se promène à Concepción, au Chili, où il découvre des plantations de fraises blanches, dites Blanches du Chili (Fragaria chiloensis). L’idée lui vient alors de les faire pousser dans son jardin. Il en acquiert cinq plants et en prend le plus grand soin durant le voyage qui durera trois mois ! Un tableau au Musée de la fraise nous montre le débarquement d’Amédée-François Frézier à Marseille, en août 1714, ramenant précautionneusement ses plants. De retour en Bretagne, il les repique dans son jardin à Plougastel. Les fraisiers se multiplient, s’épanouissent et fleurissent, mais ne donnent aucun fruit… Frézier essaie de les croiser avec la fraise des bois, toujours sans succès. Un de ses amis, grand spécialiste des fraises, lui apprend que la Blanche du Chili est une plante monoïque, ce qui signifie que les fleurs unisexuées mâles et femelles sont portées par le même plant (c’est aussi le cas du maïs et du kiwi). Pour obtenir les fruits, il faut les croiser. Or, Frézier n’a ramené que des plants femelles ! Fort heureusement, l’ami en question cultive dans son jardin la fraise de Virginie (Fragaria virginiana). En procédant à une fécondation croisée avec des plants mâles de la fraise de Virginie, Frézier peut enfin déguster ses propres fraises. C’est la rencontre de ces deux variétés américaines à Plougastel qui a donné naissance à toutes les variétés de fraises cultivées aujourd’hui en Europe. Y compris à Wépion où elle a détrôné, plus d’un siècle plus tard, la fraise des bois.
Début de la success-story wépionnaise
Les premiers fraisiers débarquent d’abord à Liège, vers 1870. Les historiens namurois situent l’arrivée de la fraise à Wépion en 1880. Cette année-là, le jardinier du baron Del Marmol, à Salzinnes, offre des fraisiers de la variété française » Marguerite Lebreton » à Jean Delvigne, dont la ferme jouxte la chaussée de Dinant. Le cultivateur les plante dans son jardin et obtient une bonne récolte qu’il vend sur le marché de Namur. Envieux, les voisins l’imitent. La culture de la fraise » explose » dans toute la localité et constitue une source de revenus non négligeable. Progressivement, la vallée de la Meuse à Wépion se couvre de champs de fraises. » Toutes les conditions étaient réunies, souligne Aurélien Huysentruyt. Le sol, à base calcaire, est riche en sels de fer et en humus. Les coteaux en pente douce, traversés par des ruisseaux perpendiculaires au fleuve, sont très bien exposés. La différence d’altitude entre les niveaux du fleuve et des plateaux supérieurs permet d’étaler la période de récolte de mai à mi-juillet et de cultiver des variétés les plus précoces et les plus tardives. »
Wépion connaît alors son âge d’or avec, de surcroît, l’apparition des célèbres » villas mosanes « . Dès 1880, banquiers, ingénieurs, hommes d’affaires et magistrats de Bruxelles et de Charleroi viennent se ressourcer au bord de la Meuse et afficher, au grand jour, leur réussite. Ils y font construire leurs résidences secondaires, les superbes » villas mosanes « , romantiques à souhait. Tous les » gestes architecturaux « , comme on dirait aujourd’hui, sont permis. Les villas rivalisent donc d’entrées monumentales, de matériaux nobles, rares et sophistiqués, de fenêtres surdimensionnées, de toits tarabiscotés… Chaque villa possède obligatoirement sa tour (ronde ou carré), symbole de richesse et de pouvoir.
La production se structure
Au début du XXe siècle, tout le monde a son champ de fraises. Agriculteurs, carriers, commerçants, artisans et petits producteurs cultivent le fruit pour arrondir leurs fins de mois. La distribution est prise en charge par des marchands qui, chaque soir, font le tour des producteurs en camion pour enlever la récolte. Les fraises sont écoulées sur le marché de Namur, puis, par chemin de fer, aux marchés de Charleroi. Jusqu’à la Première Guerre mondiale, les deux villes sont les seuls débouchés pour la fraise de Wépion. Bruxelles et Liège ne la découvriront qu’après-guerre. Elle y sera acheminée par camions.
Ce système de ramassage à domicile a perduré pendant plusieurs décennies, mais n’était pas très avantageux pour les producteurs car ils n’étaient payés qu’après que leur marchandise soit vendue. Des arnaques et des conflits étaient fréquents. Après la crise de 1929, l’administration communale décide d’y mettre un peu d’ordre. On propose aux producteurs de créer une coopérative, donnant une garantie financière et une protection juridique. Le premier marché public aux fraises est organisé en juin 1933, à la place du Vierly, à Wépion. Chaque soir, les producteurs du village et des environs s’y réunissent. On vend les fraises en criant (d’où viendra plus tard le mot » criée « ) que les acheteurs doivent payer cash. Certains jours, on y écoule plus de 50 tonnes ! La culture se déploie sur 300 hectares (l’équivalent de 300 terrains de football), soit davantage que dans toute la Wallonie aujourd’hui.
La fraise aujourd’hui
L’âge d’or de la fraise de Wépion décline fortement après 1950. La généralisation du plastique accélère la culture hors sol, le métier se professionnalise au profit de l’entrepreneur et beaucoup de petits producteurs arrêtent. Heureusement, quelques-uns s’accrochent, comme ces trois grandes familles qui, coûte que coûte, perpétuent la tradition. C’est grâce au tourisme que la culture de la fraise ne disparaît pas. Pour lui donner un coup de pouce, on décide même de développer un nouvel outil. La Criée de Wépion, une nouvelle coopérative agréée voit le jour en 1973. Elle encadre techniquement environ quinze producteurs travaillant dans un rayon de 20 kilomètres, qui se sont engagés à respecter un cahier des charges très strict : traçabilité, cueillette à maturité, nourrissage au goutte à goutte, présentation dans des barquettes spécifiques en carton, etc. Des contrôles sont effectués tous les jours.
Depuis quelques années, la fraise de Wépion a de nouveau le vent en poupe. La tendance à » consommer local » l’a propulsée au premier plan. On la trouve dans la plupart des marchés et dans certaines grandes surfaces (vérifier que le ravier en carton porte la mention » fraise de Wépion « ). Le must, évidemment, c’est de les acheter au village même, dans une de ces aubettes qui longent la chaussée de Dinant. Récoltées chaque matin, elles viennent directement des champs. On les consomme de mille façons : nature, nappées de chantilly, écrasées, saupoudrées de sucre fin, arrosées de champagne… On peut aussi viser l’originalité en l’incorporant dans un plat salé. Damien Herbay, propriétaire et chef du tout nouveau restaurant Carré d’herbes à Wépion recommande un homard poché au beurre clarifié, accompagné d’un sorbet poivron-fraise et d’un méli-mélo de courgettes, de pâtissons et d’asperges vertes. Un vrai délice !
Musée de la fraise, chaussée de Dinant, 1037, à Wépion. www.museedelafraise.eu
Le 26 juillet, de 10 à 18 heures : fête des Stolons, événement festif pour initier les visiteurs aux différentes techniques de la culture des fraises.
Dans notre numéro du 17 juillet : le jambon d’Ardenne.
Par Barbara Witkowska – Photos : Frédéric Raevens pour Le Vif/L’Express