La Flandre nationaliste n’a pas renoncé

En participant à la suédoise, la N-VA infiltre l’Etat pour réaliser son objectif confédéral. Sa stratégie à peine cachée : imposer la loi flamande aux francophones pour forcer le PS à être demandeur de nouveaux transferts de compétences. Avec l’espoir de concrétiser rapidement un principe démocratique prôné en Ecosse et en Catalogne : le droit des peuples à déterminer leur destin.

Non, le mouvement nationaliste flamand n’a pas renoncé à l’indépendance. A l’heure où , de l’Ecosse à la Catalogne, l’Union européenne fait face à une vague sans précédent de velléités autonomistes, les partisans du séparatisme retrouvent des couleurs et de la voix. Ils espèrent un phénomène de contagion qui légitimerait leur quête historique.

Pourtant, le contexte belge est diamétralement opposé à ces élans populaires qui aspirent à une séparation avec Londres et Madrid. Chez nous, pas de manifestations de masse ni de consultation populaire. Au contraire : le fer de lance politique du combat indépendantiste, la N-VA, négocie sa participation au gouvernement fédéral au sein d’une coalition suédoise (N-VA, CD&V, Open VLD et MR) qui a inscrit un  » stop institutionnel  » à son menu depuis le début des discussions.

La N-VA sera-t-elle absorbée dans le giron belge et lissera-t-elle ses revendications nationalistes, comme l’espèrent les négociateurs du MR ? Ou fait-elle de l’entrisme, en espérant profiter de sa présence au gouvernement fédéral pour démontrer que la Belgique ne fonctionne pas ? La réponse à ces questions, au cours de cette législature, sera vitale pour l’avenir du pays.

 » Mon frère prépare le prochain coup  »

Bruno De Wever est le premier observateur flamand majeur à avoir jeté un fameux pavé dans la mare, qui incite les francophones à la prudence la plus élémentaire. Historien, spécialiste du Mouvement flamand, professeur à l’université de Gand, il est aussi et surtout le frère du président de la N-VA. Bruno a opté pour la voie académique tandis que Bart privilégiait le combat politique pour prolonger leur destinée familiale, flamingante. A la fin du mois d’août, celui qui refuse traditionnellement de commenter l’actualité de son frère, par pudeur et prudence, accordait une interview retentissante au Standaard dans laquelle il affirmait :  » Mon frère se prépare déjà pour le prochain coup.  » Traduisez : l’indépendance de la Flandre ou, à tout le moins, un confédéralisme qui s’y apparenterait.

 » Pour le moment, mon frère est Dieu dans son parti, soulignait-il. Il peut tout se permettre en ce compris une participation au gouvernement.  » Mais, ajoutait-il, il est  » assez sage pour être conscient  » du danger de cette prise de responsabilité.  » D’où le fait qu’il tient à ses promesses. Il arrête d’être président, il ne va pas siéger dans le gouvernement et reste bourgmestre d’Anvers. D’où il va se préparer, c’est ma perception, au prochain grand coup.  »

Sollicité par Le Vif/ L’Express, Bruno De Wever persiste et signe :  » Je n’ai aucune information sur la « war room » de la N-VA, prévient-il. Mais mon intuition, c’est que tous ceux qui tiennent la ligne de la N-VA ne sont pas portés par le programme socio-économique qui se négocie actuellement. Ce n’est pas pour cela qu’ils font de la politique. Les militants veulent l’indépendance de la Flandre et c’est bien pour cela que l’on a fondé le parti.  »

 » Ils savent pertinemment bien, poursuit Bruno De Wever, qu’en Belgique, la tenue d’un référendum comme en Ecosse ou en Catalogne n’est pas possible. Une consultation populaire ayant pouvoir de décision n’est pas prévue dans la législation, et la Question royale de 1950, quand le pays s’est déchiré violemment après s’être prononcé différemment au Nord et au Sud sur le retour du roi Léopold III, reste un traumatisme. Dans notre constellation politique, on ne peut agir sans que l’autre Communauté soit d’accord. Mais si la N-VA et les partisans du séparatisme venaient à obtenir une nouvelle victoire et à atteindre les 40 % aux prochaines élections, ce serait un fait politique majeur. Bien sûr, il n’y a pas de majorité au sein de la population flamande pour l’indépendance. Mais en votant pour la N-VA ou le Vlaams Belang, les électeurs savent pour qui ils votent. Je suis persuadé que si ces partis sont en mesure de le faire, ils feront tout pour réaliser leur programme. On parle de droit démocratique, mais c’est une décision politique avant tout !  »

Bruno De Wever n’exclut même pas que cela survienne déjà en 2019. Les exemples écossais et catalans, conclut-il, témoignent du fait que le contexte européen est désormais propice à de telles  » aventures  » indépendantistes.  » L’Union européenne a créé un espace dans lequel c’est possible. Il n’y a plus de monnaies nationales, les Etats sont devenus plus flous…. Et la crise économique a encore accéléré le processus. Quand il est plus difficile de répartir la richesse, on est tenté de le faire au sein d’une communauté plus petite et plus prospère.  » C’est la thèse grandeur nature de Bart De Wever : la Belgique finira par s’évaporer au bénéfice de l’Europe et des Régions.

 » Le PS deviendra demandeur  »

La sortie inédite de Bruno De Wever était concomitante à une autre déclaration politique importante, fin août, celle de Geert Bourgeois, ministre-président flamand et fondateur de la N-VA. S’il louait la possibilité offerte à son parti de mener des réformes socio-économiques sans le PS, il précisait sans fard :  » Nous n’abandonnerons pas le confédéralisme.  » Leitmotiv du parti durant la campagne électorale, le terme n’est, aux yeux de nombreux observateurs, qu’un cache-sexe pour l’indépendance pure et simple, un moyen pour conserver un droit de regard sur Bruxelles, dernière clé du royaume.

Certes, la N-VA reste pour l’instant loyale dans le cadre des négociations en vue de former la suédoise, aucun négociateur ne faisant de déclaration tapageuse sur des aspirations communautaires. Mais son président, Bart De Wever, s’emploie surtout à rester tapi dans l’ombre, refusant les postes à responsabilité, que ce soit celui de Premier ministre ou de commissaire européen, en exposant ses partenaires. Pour mieux rebondir, ensuite, dans la seconde partie de la législature.

La stratégie cachée du parti nationaliste pour l’après-élections, dévoilée début septembre par une note interne, est claire, précise et couchée sur papier. Un : il s’agit de composer une majorité flamande  » forte et cohérente  » exigeant de venir soudée à la table de la négociation fédérale, ce sera alors  » une démocratie contre l’autre « . Initialement, la N-VA voulait se marier uniquement avec le CD&V et reformer en quelque sorte le cartel qui liait les deux formations entre 2003 et 2008. L’Open VLD s’est finalement invité à la table, à la demande explicite du président du MR, Charles Michel, suite au refus du CDH de participer à une majorité de centre-droit. Mais le principe est le même : des coalitions flamandes  » miroir  » se sont mises en place aux gouvernements régional et fédéral.

Deuxième axe de la stratégie : cette majorité flamande déploiera ses volontés politiques, à droite toute, et imposera le rythme à suivre. Finalité :  » Si le PS s’aperçoit que les structures d’Etat belges ne sont plus au service de ses intérêts partisans, il deviendra lui-même demandeur d’un transfert de compétences.  » En route vers le confédéralisme ! La décision du PS d’ouvrir rapidement des négociations avec le CDH et le FDF en Wallonie et à Bruxelles fut accueillie comme du pain bénit par les ténors de la N-VA.  » Quand ils ont posé ce choix, nous nous sommes dit : « Merci Magnette, merci Elio ! » « , nous confirmait la semaine dernière (Le Vif/ L’Express du 12 septembre 2014) Eric Defoort, un des fondateurs historiques de la N-VA.

D’ores et déjà, certains faits semblent valider l’option. A la volonté fédérale d’imposer des travaux d’intérêt général aux chômeurs, la ministre régionale de l’Emploi, Eliane Tillieux (PS), a déjà opposé une fin de non-recevoir. Et dans un entretien au Vif/ L’Express, cette semaine (lire en page 26), le ministre-président francophone Rudy Demotte souligne être disposé à entrer dans un  » rapport de force  » avec la suédoise si elle impose des diktats ne tenant pas compte des réalités au sud du pays.

 » L’Europe doit accepter ce principe démocratique  »

Pour ceux qui douteraient des aspirations profondes de la N-VA, et en dépit de la prudence actuelle de ses négociateurs, il suffit de voir l’enthousiasme avec lequel certains de ses membres ont participé à la manifestation monstre du 11 septembre à Barcelone, en faveur de l’indépendance catalane, et ont assisté au référendum écossais de ce 18 septembre.

Mark Demesmaeker, député européen N-VA, spécialiste des questions internationales, était l’un d’eux, aux côtés des députés fédéraux Sarah Smeyers et Peter Luykx.  » La manifestation à Barcelone était historique, je n’avais jamais vu une telle démonstration pour exprimer la volonté et l’aspiration d’un peuple à tracer son destin, nous raconte le député européen, visiblement envieux. Même des représentants du monde syndical et culturel marchaient aux côtés des leaders nationalistes. Je connais très bien les dirigeants écossais également, je me sens proche de leur démarche, semblable à celle de la Flandre. Là-bas aussi, ils vivent dans deux démocraties. La manière dont le SNP a préparé le référendum est impressionnante : le Livre blanc du ministre-président Alex Salmond balise bien l’avenir dans tous les domaines.  »

En Belgique, reconnaît-il, l’indépendantisme soulève moins d’euphorie et un référendum est exclu.  » Notre tempérament n’est pas pareil, moins latin, plus pragmatique. Il est difficile d’établir des parallèles tant nos histoires sont différentes. Mais nous aussi, nous voulons mener des politiques plus proches des gens, pour combler le déficit démocratique actuel. Chaque nation est libre de choisir sa stratégie. Ce dont je suis convaincu, c’est qu’il n’y a aucune raison valable pour que l’Union européenne refuse un élargissement interne. Le droit à l’autodétermination est un principe démocratique fondamental, qu’elle défend d’ailleurs en dehors de ses frontières. Nous avons accepté plusieurs vagues d’élargissement à des pays qui n’étaient pas prêts pour nous rejoindre. C’était bien plus dangereux !  »

C’est une clé pour les indépendantistes : si l’Union européenne accepte un précédent en son sein, alors, tout sera possible…

 » La mise au frigo du communautaire ne durera pas  »

Dans les rangs du mouvement nationaliste flamand, on suit cette résurgence d’un tel débat européen avec avidité : voilà qui pourrait insuffler une nouvelle dynamique ! Le jour du référendum écossais, le Vlaams Volksbeweging (VV), un des fers de lance du flamingantisme, organisait d’ailleurs une manifestation à Bruxelles pour exprimer sa solidarité et… réveiller la flamme indépendantiste au nord du pays.

 » Certaines parties du mouvement flamand ne sont pas très heureuses d’une « trêve » communautaire, reconnaît Matthias Storme, militant actif du VV et ancien président de la coupole des associations flamandes, qui ne se cache pas d’être un membre de la N-VA mais s’exprime en son nom personnel. Elles en font une question de principe : les flamingants ne devraient pas participer à un gouvernement fédéral qui ne sera pas en mesure d’accomplir des pas en direction de leur objectif. Mais je pense que la majorité de la base de la N-VA comprend et admet, vu les circonstances, qu’il faudra vivre cinq ans de plus dans le cadre constitutionnel actuel, en veillant aux intérêts de la Flandre et de la Belgique.  »

 » La mise au frigo des problèmes communautaires ne durera pas, ils referont rapidement surface, estime Jean-Pierre Rondas, ancien producteur à la VRT, actif dans le mouvement flamand et président de l’asbl éditrice du périodique nationaliste Doorbraak. Règlement du survol de Bruxelles, déclarations de Damien Thiéry, bourgmestre non nommé de Linkebeek, en périphérie flamande : tout est communautaire en Belgique. Et surtout le socio-économique…  »  » Il y a toujours une période de calme et de construction communautaire entre deux réformes de l’Etat, mais celle-ci a tendance à devenir de plus en plus courte, surenchérit Pieter Bauwens, rédacteur en chef de Doorbraak. Cette tension va réapparaître rapidement. La sixième réforme de l’Etat ne résout pas tous les problèmes. Il pourrait y avoir de nouveaux accords communautaires, mais on arrivera peut-être à un stade où l’on considérera qu’il n’est plus possible de s’entendre. Un jour, le système belge ne fonctionnera plus.  »

Tous insistent pour dire que les francophones ne doivent pas sous-estimer la force du Mouvement flamand.  » Il a toujours représenté non pas un grain de sable, mais une tonne de sable dans la machine belge « , affirme Jean-Pierre Rondas. Quant à l’indépendance, elle reste le but ultime, avec quelques nuances :  » J’interprète la notion de l’indépendance qui figure à l’article 1 des statuts de la N-VA comme liée à l’accès à une position directe de la Flandre dans les structures internationales, telles que l’Union européenne, dit Matthias Storme. C’est ce que j’appelle le principe de l’immédiateté politique. Mais il n’exclut pas nécessairement la Belgique. Certaines tendances au sein du Mouvement flamand veulent exclure ou minimaliser l’existence de la Belgique, mais d’autres ne l’envisagent pas.  » Et le Mouvement flamand a toujours pris patience, il sait l’autonomie dont dispose déjà sa Région.

 » 7 % de partisans, seulement  »

Mais l’indépendance fantasmée ne dispose pas encore de l’assise démocratique dont rêvent ses partisans en Flandre. C’est toujours le principal obstacle à ce rêve toujours bien présent.  » Ça fait vingt-cinq ans que nous sondons la population flamande, souligne Marc Swyngedouw, sociologue à la KUL et directeur de l’Institut pour les enquêtes d’opinion sociales et politiques. La tendance est stable : seuls 7 % des Flamands sont favorables à l’indépendance. Je n’exclus pas que depuis la victoire électorale de la N-VA, le 25 mai dernier, cette proportion ait augmenté, mais elle aura au maximum doublé. Cela ne fait toujours que 14 %. En Ecosse ou en Catalogne, des sondages similaires donnaient au moins un tiers de réponses positives.  » Ce qui n’empêcherait toutefois pas N-VA et Vlaams Belang de prendre des initiatives pour imposer au minimum le confédéralisme s’ils dépassent les 40 % aux élections de 2019, précise-t-il.

 » L’indépendance reste l’objectif à terme, conclut Marnix Beyen, professeur d’Histoire à l’université d’Anvers. Mais en attendant, ses partisans savent aussi qu’ils peuvent obtenir beaucoup en adoptant une stratégie de majorité au sein de la Belgique.  » Jean-Pierre Rondas traduit :  » On en a assez de la Belgique, on ne veut plus que les francophones se mêlent encore des affaires de la Flandre, on ne veut plus de ces verrous protecteurs pour la francophonie qui ont un aspect ethnique : procédure en conflits d’intérêt, lois spéciales avec majorités spéciales, sonnette d’alarme, parité linguistique au gouvernement fédéral… La nation flamande est déjà devenue une évidence.  »

Dans l’ombre de l’Ecosse ou de la Catalogne, la Flandre nationaliste espère toujours. En attendant, elle engrange. Gagnante à tous les coups.

Par Pierre Havaux et Olivier Mouton

 » Le droit à l’autodétermination est un principe démocratique fondamental, que l’Europe défend en dehors de ses frontières  »

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire