» La fiction est toujours connectée à l’indicible « 

Avec En toute franchise, Richard Ford nous entraîne dans un roman remuant, décrivant les séquelles d’un ouragan dans une Amérique guère mirifique. Rencontre avec le géant des lettres américaines.

A Paris, Richard Ford a troqué son style cow-boy chic contre un tee-shirt et des lunettes flashy. Lui qui scrute la noirceur des âmes au cutter de sa plume aime les teinter d’humanité. Surtout dans leurs moments de fragilité ou de basculement. Dans son nouveau roman, le lauréat des prix Pulitzer et Femina retrouve son antihéros fétiche, Frank Bascombe, un agent immobilier retraité dans le New Jersey. Une vie paisible chamboulée par l’ouragan Sandy. Brusquement, tout prend un air différent, y compris cette femme noire, voulant revoir sa maison d’enfance, où il vit actuellement. Au-delà des murs, ce sont les êtres qui renferment des souvenirs, des amours, des regrets ou des mystères. Comment avancer malgré nos décombres intérieurs ? Puissant, Ford décrit un domino dévastateur à l’image de l’Amérique, qu’il dépeint sous une lumière crue et véridique. Celle de simples gens qui ne font pas la une des journaux, mais qui, à demi-mots, décrivent les maux d’une société brinquebalante.

Le Vif/L’Express : Votre roman s’intitule En toute franchise. Ecrire, est-ce une manière d’être franc avec vous-même ou de vous cacher ?

Richard Ford : Impossible de se cacher quand on écrit, puisqu’on expose les choses les plus intimes. Pas les plus indiscrètes, mais les plus intéressantes à creuser. Mes personnages ne sont pas mon prolongement, ils me permettent d’aller vers certaines extrémités. Ce livre-ci se penche sur les séquelles d’un ouragan, mais contrairement au JT, il scrute celles qui sont invisibles. La fiction est toujours connectée à la complexité et l’indicible. Mon héros souhaite dire qu’il existe. Tout comme lui, l’écrivain se veut un témoin moral et spirituel de son époque. Parfois, il a besoin de héros de papier pour saisir son ressenti et ce qui se déroule autour de lui.

Vous avez dit un jour que  » l’écriture vous rend plus vulnérable, parce qu’elle vous ouvre au monde « . Que percevez-vous du monde d’aujourd’hui ?

Il me semble très dangereux. Les certitudes et les stabilités d’antan s’érodent de façon terrifiante. Voyez les migrants qui entraînent tant de changements en Europe. Certains les perçoivent comme des parias, alors qu’ils ont le droit d’exiger la sécurité et les bonnes conditions de vie dont nous bénéficions. Aussi nous renvoient-ils à des vecteurs moraux. Il en va de même en Amérique, dont l’histoire se compose de mouvements migratoires, y compris à l’intérieur de ses terres. Cela devrait rimer avec progrès, or certains redoutent une destruction de leur culture. En isolant constamment les pauvres, le monde actuel ne résistera pas à ses acquis. Il devra forcément se remettre en question !

Si  » le pouvoir de l’art est de montrer ce que les conventions tendent à masquer « , qu’aimeriez-vous révéler à travers vos romans ?

Tout ce qui relève de l’infiniment petit. Grâce à l’art, certaines vérités sont exposées ou imaginées. Il observe la vie plus justement car il est libre d’explorer les inégalités, les tabous, les angoisses ou l’amour.

Y compris les revers de l’American Dream ?

Etant donné que je n’y crois pas, je ne m’en sens pas victime. On en parle beaucoup plus en Europe. Mes héros ne sont point désillusionnés par leur pays ou leur existence, mais ils perçoivent tous que la stabilité, dans laquelle ils ont grandi, n’est qu’un leurre. Ce roman nous rappelle que tant notre pays que nos mariages sont constamment en danger. Le rôle de la fiction n’étant pas de produire un miroir, mais de montrer la vie comme elle est ou pas. Il est toutefois évident que j’observe tout cela d’un oeil américain, mais ce sont surtout les lecteurs européens qui le perçoivent. Vous croyez que le racisme augmente chez nous ? Faux, il connaîtra un déclin à l’avenir. Depuis qu’Obama est président, on évoque plus le sujet racial, mais il a toujours existé de façon cachée. Sa politique n’est pas parfaite, or il a contribué à l’assurance maladie, le mariage gay et le droit des femmes. On aurait tort de le prendre pour un surhomme. En tant qu’Américain, je suis soulagé d’avoir eu un homme noir, intelligent et honnête à la tête des Etats-Unis.

En quoi un ouragan, une tuerie dans une université ou un attentat – comme le 11 septembre 2001 – sont-ils révélateurs des failles pouvant tout ébranler ?

J’aime cette phrase du poète Emerson :  » La nature n’aime pas être observée.  » On oublie qu’elle s’avère nettement plus forte que l’homme. Nous ne sommes pas grand-chose… Il est vrai que les attentats du 11 septembre 2001 ou les tueries, dans les écoles nous rappellent que notre univers peut être déstabilisé en un instant. Un ouragan nous propulse dans l’inconnu, alors j’aime observer ses effets sur les vies humaines. Tout a été dévasté par le cyclone Sandy. De nouveaux bâtiments ont été construits, mais quelque chose a disparu à jamais. Il appartient aux écrivains de décrire les répliques sismiques invisibles.

Ce type d’événement est-il susceptible de nous affaiblir ou de nous renforcer ?

Il nous renforce, surtout si on y survit. Une fois qu’on ne s’appuie plus sur ses acquis, on est mieux armé pour la vie, comme en témoignent mes héros. Mon père est mort dans mes bras, quand j’avais 16 ans, alors je n’ai plus fait confiance à la vie. Quel homme serais-je devenu s’il était resté vivant ? Peut-être me serais-je moins protégé des gens… Mes romans ne décrivent pas un pays, ils nous démontrent que celui-ci se compose juste d’individus. Ces histoires se déroulent souvent en banlieue car a priori, rien ne s’y passe. Aussi se prêtent-elles à un laboratoire humain.

Ce roman décrit-il des ouragans intérieurs ?

Ce n’était pas mon intention, mais bien vu ! Mes personnages représentent une invention exacerbée et dramatisée de la réalité, qui nous protège de leurs tares. J’adore aborder les relations humaines car elles semblent infinies. Depuis Internet, on note une érosion de l’empathie car il n’y a plus de vraies conversations entre êtres humains. La plus grande aspiration ? Connaître quelqu’un intimement. Je suis marié depuis quarante-sept ans. Plus qu’une Muse amusante, ma femme est l’incarnation du Bien. Si on est en harmonie avec soi-même, on peut donner plus d’amour aux autres. C’est ce que découvrira mon héros, Franck. Il est impossible de tout se pardonner, mais il faut en faire assez pour avancer.

En toute franchise, par Richard Ford, éd. L’Olivier, 233 p.

Entretien : Kerenn Elkaïm

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