Depuis bientôt deux siècles, Hong Kong symbolise l’ouverture de la Chine sur le monde, sa modernisation et son dynamisme extraordinaire – mais aussi son abaissement face à l’hégémonie de l’Occident. Dès 1842, cette enclave arrachée par la Grande-Bretagne à l’Empire du milieu a constitué une incongruité positive, dont le maintien représente aujourd’hui pour Pékin à la fois un défi politique et un atout économique. Le statut octroyé en 1997, après le départ des Britanniques, avait pour ambition de préserver cette fertile ambiguïté entre liberté démocratique tolérée et souveraineté nationale rétablie. En décidant de fausser ce subtil équilibre par l’imposition verticale du choix préalable et fermé des candidats aux élections libres, les autorités centrales de la Chine ont actionné un mécanisme brutal.
La logique des régimes autoritaires ne s’accommode pas d’exceptions : tôt ou tard, ils finissent par s’en prendre à l’insupportable bizarrerie démocratique. Or, si le propre de l’empire est de ne pas se reconnaître de limites, la rupture du pacte de 1997 ne peut absolument pas convenir à une société hongkongaise qui se caractérise, à l’inverse du reste de la Chine, par l’existence d’une véritable opinion publique, structurée et dotée de tous les instruments de la liberté d’expression, et par une très forte classe moyenne, éduquée et agissante. Ce qui se passe actuellement à Hong Kong mérite largement de retenir l’attention mondiale, non par le caractère emblématique de cette enclave occidentalisée soudain menacée, mais par la dimension universelle que prend l’indignation des jeunes qui défient les forces de l’ordre au nom de leurs droits subitement bafoués.
L’enjeu pour Pékin est complexe et contradictoire. D’une part, il s’agit pour le dirigeant à poigne qu’est Xi Jinping, le n° 1 chinois, de démontrer qu’il ne peut y avoir qu’une seule Chine, gouvernée depuis la capitale par le Parti communiste chinois (PCC). La réussite de Taïwan est déjà, depuis des décennies, un objet d’irritation constant ; admettre que Hong Kong cultive sa singularité au point de se différencier à jamais est pour le noyau central du pouvoir un deuxième affront idéologique insupportable (sans commune mesure avec Macao), d’autant que cette enclave semble a priori maîtrisable – ce que vient démentir la révolte de la jeunesse hongkongaise ! D’autre part, il s’agit d’un véritable défi aux cercles d’affaires, car » normaliser » Hong Kong sans ménagement portera inévitablement atteinte aux intérêts économiques et financiers d’une puissance émergente en plein essor. Les grands détenteurs de capitaux de Pékin, désormais bien plus nombreux et puissants qu’à Hong Kong, pourraient ne pas trouver du tout leur compte dans une mise au pas qui passerait par une répression sanglante. Mais, sans établir de parallèle hâtif avec l’écrasement du soulèvement de Tiananmen, en 1989, qui peut affirmer que la Chine reculera devant la jeunesse de Hong Kong et qu’elle hésitera à enclencher une phase dure ? Pour mémoire, au début de l’été 2014, les révoltes du Xinjiang, province occidentale de la Chine dotée d’une forte densité de musulmans, ont fait l’objet d’une riposte sans pitié de la part des forces de l’ordre, qui s’est soldée par plusieurs dizaines de morts. Le drame viendrait du fait que Hong Kong soit perçu comme l’ultime test de pouvoir pour les mandarins du PCC : un pays géant qui s’est lancé à la conquête du monde peut-il souffrir la résistance d’un chapelet d’îles ?
Le bras de fer qui s’est ouvert à Hong Kong s’annonce durable et la mise en quarantaine de la cité la plus riche de Chine, où les tour-opérateurs chinois n’ont désormais plus le droit de se rendre, afin d’éviter toute » contamination « , n’est qu’une étape transitoire dans une série de feintes dans lesquelles le régime chinois excelle. Seule certitude, Hong Kong sera infiniment plus difficile à avaler pour Pékin que ne le fut la Crimée pour Moscou.
par Christian Makarian