La CGER, l’autre vieille dame

Laurence Van Ruymbeke
Laurence Van Ruymbeke Journaliste au Vif

La CGER ? C’était la Belgique en plus petit. Tous les événements qui ont marqué son histoire ont eu des répercussions sur cette caisse d’épargne qui aura vécu près de 130 ans : les crispations communautaires, la guerre scolaire, la colonisation… L’ouvrage De la CGER à Fortis retrace les 60 dernières années de sa vie. Interview de l’un de ses auteurs, Kristof Lowyck.

Le Vif/L’Express : La CGER, créée en 1865, est d’entrée de jeu une institution atypique. Pourquoi ?

Kristof Lowyck (chercheur en histoire économique à la KUL) : D’abord parce que ce n’est pas une banque. C’est une caisse d’épargne et de retraite, qui compte également des activités d’assurances. Jusque dans les années 1960, les autres banques ne s’intéressaient pas du tout à l’épargne de ceux qui étaient considérés comme des petites gens, contrairement à la CGER qui en avait fait son métier depuis sa création. En outre, la CGER ne faisait que des placements considérés comme très sûrs, comme les prêts hypothécaires ou les bons d’Etat. Une autre de ses caractéristiques était que la rentabilité n’y comptait pas trop : l’institution visait surtout la sécurité totale pour l’épargnant, quitte à afficher des taux de rentabilité inférieurs à ceux des autres établissements financiers. Son approche sociale est évidente quand on voit le nombre élevé des crédits sociaux qu’elle a accordés et la longue période pendant laquelle elle a assuré gratuitement certains services pour sa clientèle.

La CGER n’avait pas d’actionnaires, qui auraient pu exiger un rendement élevé…

En effet. A la création de la CGER, l’Etat avait avancé la mise de fonds, mais celle-ci a été rapidement remboursée. Ce sont, in fine, les épargnants qui étaient actionnaires, dans une philosophie qui peut se résumer au slogan  » l’épargne de chacun au profit de tous « . Cette absence d’actionnariat explique la totale indépendance de la maison.

Après la Seconde Guerre mondiale, le vent tourne. La CGER, qui comptait encore 70 % des dépôts d’épargne en 1938, voit sa part de marché diminuer lentement.

Oui. C’est que sa principale raison d’être, c’est-à-dire la collecte de l’épargne des petites gens commence à s’étioler. D’abord parce que d’autres banques se mettent à la pratiquer. Ensuite parce qu’après la guerre, le système de sécurité sociale voit le jour. Du coup, la population éprouve moins le besoin d’épargner pour se mettre à l’abri d’éventuels coups durs dans l’existence. Le système de retraite change aussi, passant d’un système par capitalisation à un système par répartition. La CGER, qui se sent attaquée sur son métier de base, adopte alors une position plutôt défensive…

Ce qui explique le consensus très fort entre sa direction et les organisations syndicales…

En effet. Pour la petite histoire, pendant la guerre, la direction est allée jusqu’à réserver des champs de pommes de terre dans la région de Wavre pour assurer de quoi manger à son personnel. D’une manière plus générale, il y avait un fort consensus social à l’intérieur de la maison. Le personnel bénéficie de conditions salariales plus intéressantes qu’ailleurs, en tous cas jusqu’au niveau des cadres moyens. En échange, la paix sociale est acquise et les syndicats, fort puissants puisque le taux de syndicalisation atteint 70 %, actionnent leurs réseaux politiques pour tenter d’obtenir, auprès du gouvernement, de nouvelles opportunités de missions bancaires.

La CGER, en tant qu’institution publique de crédit (IPC) est en effet contrôlée par le gouvernement qui ne s’y intéresse guère.

Disons qu’il y recourt pour effectuer certaines missions, comme le préfinancement des pensions de guerre, ou la gestion administrative du système de pension obligatoire des indépendants, dont personne ne veut, mais guère plus. A partir de 1945, la CGER va se battre pour tenter d’obtenir les mêmes droits que les autres banques, notamment la vente de produits financiers qui ne lui était pas possible à l’origine… C’est alors que les premières attaques contre le  » bastion  » qu’incarne la CGER vont venir du monde politique. Au milieu des années 1950, le Premier ministre Achille Van Acker suggère d’aligner la CGER sur les autres IPC, notamment en termes salariaux. La CGER refuse, estimant que si elle capitule sur le statut social de son personnel, elle devra, ensuite, capituler, sur d’autres points. Si la direction avait alors dit  » oui « , le cours de l’histoire bancaire aurait pu changer. Parce que la CGER, à l’époque, avait bien besoin de tous les appuis politiques possibles. Mais c’est facile de juger aujourd’hui…

Jusqu’à quand la CGER est-elle restée indépendante vis-à-vis du pouvoir politique ?

Jusque dans les années 1970, c’était une institution sans couleur politique. Ensuite, toutes les couleurs politiques y ont été représentées, de manière à assurer un certain équilibre. A partir de 1983, la politisation y a été galopante. Sans pour autant que l’on puisse parler d’une banque publique, puisqu’aucun pouvoir public n’en était actionnaire…

Avec le recul, n’estimez-vous pas que la fin de la CGER était inévitable ? On voit si nettement ses résultats décliner sur le marché de la collecte d’épargne à partir de la fin des années 1950…

Ce déclin continu était logique dans le paysage financier d’alors. Il n’est pas vraiment dû à la gestion pratiquée par la direction de l’époque.

Quelles sont les grandes réussites de la CGER ?

L’informatisation, très certainement. La CGER a toujours été en pointe en la matière et a connu plusieurs premières mondiales. Dès 1958, elle disposait du 3e ordinateur IBM 650 recensé en Belgique. En 1978, elle lançait le réseau Bancontact avec la Kredietbank et la BBL. En 1984, elle innovait encore avec la première imprimante automatique d’extraits de compte… Il est vrai qu’elle disposait des moyens financiers nécessaires pour investir. Au rang des succès, j’ajouterais la politique mise en place pour attirer les jeunes épargnants, notamment via les comptes Kangourou et l’épargne scolaire, ainsi que le concept de bancassurance même. Parmi les échecs, je citerais la trop grande diversification des activités, dans les années 1980, ainsi que quelques mauvais investissements à l’étranger comme la CGER France et la succursale ouverte à New York.

La privatisation de la CGER intervient en 1993, quand les AG en prennent le contrôle. Etait-elle nécessaire ? Est-elle intervenue pour des raisons politiques ou budgétaires ?

Elle n’était pas économiquement nécessaire à ce moment-là, même si j’imagine mal que la CGER ait pu survivre beaucoup plus longtemps seule. Le gouvernement de l’époque, qui faisait tout pour pouvoir adhérer à l’euro, a pris cette option pour des raisons strictement budgétaires. Cette privatisation, à mon sens, n’était pas préparée du tout. Elle s’est décidée en quelques mois, sans débat au Parlement.

Cette acquisition de 49,9 % de la CGER, avec prise de contrôle, a rapporté un peu moins de 35 milliards de francs belges à l’Etat, soit environ 8,37 milliards d’euros. Une bonne affaire pour les AG ?

Je pense que la CGER valait au moins 45 milliards de francs belges, même si son image n’était pas très bonne à l’époque. Mais le gouvernement, qui tablait sur une moindre recette, était content. Herman Verwilst, ensuite devenu président du comité de direction de la CGER, avait après coup déclaré :  » Tout bien considéré, c’est peanuts : rien qu’en 1993, la CGER va réaliser un bénéfice net de 5,5 milliards de francs. « 

En 1998, Fortis AG décide d’acquérir la Générale de Banque et de fusionner les deux banques.

Oui. Un vrai choc de cultures. Depuis lors, la Belgique a perdu une institution qui jouait un rôle essentiel dans la vie économique et culturelle (via le sponsoring) du pays. De sa sensibilité sociale, il ne reste plus rien aujourd’hui.

LAURENCE VAN RUYMBEKE

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