Après une édition 2013 inégale et contrastée, la Biennale 2015 zoome (enfin !) sur la danse qui danse, du ballet classique au flamenco revisité, sur l’élan, l’émotion et l’énergie. On nous promet 23 productions, 6 créations mondiales et 5 premières belges qui vont parler vite et à tout le monde.
Tendance numérique oblige, le clou du programme sera… virtuel. Solid Traces, la nouvelle installation de Thierry De Mey, l’un des trois artistes associés de Charleroi/Danses réalisée avec les danseurs de la Trisha Brown Company, réunit la danse, art de l’éphémère par excellence, et la mémoire des » mouvements remarquables « . Rappelons tout d’abord que Trisha Brown, papesse de la danse postmoderne, née à New York en 1936, a osé la première, dans les années 1960, extraire la danse d’un théâtre fermé pour la propulser dans toutes sortes d’espaces publics ouverts, des galeries d’art aux toits d’immeubles de Manhattan.
Le minimalisme est une autre caractéristique de son travail. En s’inspirant du sculpteur Arman, Trisha Brown a développé le concept des » accumulations « . Au premier mouvement simple (rotation du poing, par exemple), répété plusieurs fois, s’ajoute un deuxième mouvement (rotation du pied), répété aussi plusieurs fois, puis un troisième et ainsi de suite. Contrairement aux autres danseurs qui font des mouvements vers le haut pour défier la gravité, les mouvements de Trisha tendent à rejoindre la gravité, autre manière d’apprivoiser l’apesanteur. Fascinant, hypnotisant et très beau à regarder, ce minimalisme se voulait une réaction à la société d’abondance. Il trouvera également son expression en musique » répétitive » chez Phil Glass, Steve Reich, Terry Riley ou John Adams, compositeurs mondialement connus.
» La danse est une écriture qui s’efface et s’éclipse, souligne Thierry De Mey. J’ai une passion pour les traces du mouvement. Depuis trente ans, je filme la danse, mes films ont une fonction de mémoire. Il y a deux ans, j’ai rencontré les danseurs de Trisha Brown Company à Charleroi, on s’est très bien entendus et on a décidé de faire quelque chose ensemble. » Le projet a donné naissance à l’installation Solid Traces. L’idée ? » Rendre les traces des mouvements solides et pérennes. »
» J’ai filmé les danseurs « classiquement », en nos nouveaux studios à Charleroi conçus par Jean Nouvel, dans des pièces emblématiques, très représentatives de la qualité du mouvement de Trisha Brown, confie le créateur. Le film réunit cinq extraits, assez courts. Le lendemain, nous avons déménagé à l’U-Mons qui possède un département très pointu sur la captation du mouvement. Les danseurs ont été équipés d’une trentaine de capteurs et ont re-dansé les mêmes extraits chorégraphiques, parfaitement synchronisés avec ce qui a été filmé la veille. »
La chorégraphie de Trisha Brown est très écrite et fixée au millimètre. » Quand on danse, on dessine des courbes et des lignes dans l’espace, explique Thierry De Mey. Onze caméras infrarouge ont capté et filmé ces courbes. Les deux films, l’un montrant la danse réelle, l’autre la danse virtuelle représentée par des lignes et par les silhouettes des danseurs reconstituées en « fil de fer », passeront l’un à côté de l’autre en boucle, tous les soirs pendant la durée de la Biennale aux Ecuries. Ensuite, les courbes virtuelles sont matérialisées dans une installation-sculpture réalisée avec environ 240 lames de métal suspendues dans l’espace d’exposition. La trace du mouvement chorégraphique est ainsi représentée de manière pérenne et solide, d’où son titre Solid Traces et confrontée à la vidéo de la danse dont elle est la trace matérialisée. »
Le Sacre toujours à l’honneur
Le ballet Le Sacre du printemps a été composé par Igor Stravinsky et chorégraphié par Nijinski en 1913. Cela fait plus de cent ans que cette musique fascine les chorégraphes et épate le public qui en redemande. La Biennale nous offre donc deux nouvelles visions complètement différentes qui se confrontent positivement. Le chorégraphe italien Virgilio Sieni, actuel directeur de la Biennale de danse de Venise, propose une version plutôt classique, rapide et palpitante : douze danseurs lancés sur le plateau souffleront une tornade d’énergie, prendront le monde à bras-le- corps et se surpasseront pour transmettre le rituel et le jeu. De son côté, le jeune chorégraphe américain Daniel Linehan s’est emparé de la version du Sacre dans sa transcription pour deux pianos. » Dans ce spectacle, nous avons voulu casser les rapports entre les danseurs et les spectateurs en imaginant une mise en scène en triangle, précise Vincent Thirion, intendant général de Charleroi/Danses. Le public formera deux côtés de ce triangle et les deux pianos le fermeront. Les treize danseurs évolueront à l’intérieur du triangle. C’est un travail tout en finesse avec une grande force dramatique. On sera complètement immergé dans l’énergie du Sacre. » Aux pianos, on retrouvera le dramaturge musical Alain Franco et Jean-Luc Plouvier, pianiste de l’excellent ensemble Ictus. Un spectacle qui s’annonce chaud bouillant.
Notons aussi la venue du très prometteur chorégraphe espagnol Albert Quesada qui s’attaquera, avec le danseur Zoltán Vakulya, aux codes du flamenco en confrontant le flamenco » classique » au flamenco déconstruit et désarticulé. L’écriture de Thierry Smits est simple et directe, immédiatement lisible. Il le prouve une fois de plus dans ReVoLt, une chorégraphie puissante sur la nécessité de révolte, magistralement interprétée par l’époustouflante Australienne Nicola Leahey, au corps tout en muscles, bourré d’électricité. Les danseurs du Ballet de Lorraine envahiront le Palais des Beaux-Arts de Charleroi avec un programme en trois temps dont, notamment, une revisitation de Sounddance, le spectacle emblématique, exubérant et dynamique, créé il y a quarante ans par le grand Merce Cunningham, sur la bande-son très rythmée de David Tudor.
Un nouvel élan
Malgré une absence de grosses pointures internationales, la Biennale repart donc sur les chapeaux de roue et promet plus de danse » dansée « . Et c’est une bonne nouvelle, après une édition 2013 dont la programmation, associant des performances en arts plastiques discutables et improbables, n’a pas eu l’ampleur espérée et a laissé des impressions mitigées à pas mal d’aficionados de Charleroi/Danses. » L’année 2013 était difficile, notamment sur le plan financier, reconnaît Vincent Thirion. Nos subsides n’ont pas été amputés. En revanche, l’indexation a été supprimée. Nous avons hésité à mettre la Biennale sur pied. Finalement, elle a été maintenue, mais la préparation a commencé tardivement. Quant à la présence de pointures internationales, c’est une question de finances. Il est clair que nous n’avons pas les mêmes moyens que la Biennale de danse à Lyon, par exemple. »
Rapide flash-back. Charleroi/Danses est le seul centre chorégraphique de la Fédération Wallonie-Bruxelles, issu du Ballet royal de Wallonie (fondé en 1966). En 1991, l’arrivée de Frédéric Flamand marque une petite révolution. Le fondateur du plan K introduit la danse contemporaine, redynamise le nom de la compagnie en la baptisant Charleroi/Danses et lui trouve un espace grandiose à sa mesure : l’ancien manège de la gendarmerie, qu’il appelle Les Ecuries. En 2004, Frédéric Flamand est nommé directeur artistique du Ballet national de Marseille. L’année suivante, un appel à projets est lancé par Fadila Laanan (à l’époque ministre de la Culture de la Communauté française).
» J’ai proposé un projet de quatuor, poursuit Vincent Thirion, avec la volonté de créer des échanges et des passerelles, de mélanger des univers et des horizons artistiques, de confronter positivement les pratiques d’artistes de cultures différentes mais qui vivent chez nous. Notre projet a été accepté et depuis 2005, je dirige Charleroi/Danses avec trois artistes associés : Michèle-Anne De Mey, Thierry De Mey et Pierre Droulers. Nous fonctionnons avec un budget de 3 320 000 euros octroyé par le ministère de la Culture. A cela s’ajoutent 75 000 euros de la Ville de Charleroi. Notre mission, très clairement définie par la ministre, consiste à valoriser les jeunes chorégraphes de la Fédération Wallonie-Bruxelles. Aujourd’hui, nous remplissons la plupart des objectifs de Joëlle Milquet concernant le théâtre. Un seul exemple : 75 % du budget doit être consacré à l’artistique. Ce qui est le cas chez nous. »
Charleroi/Danses ne laisse aucune case vide. Les mots-clés sont : découverte, fidélité et transmission. Se voulant pédagogue, le centre chorégraphique accueille des danseurs » en devenir « . Rassembleur, il accompagne quatre artistes en résidence : Thomas Hauert, Louise Vanneste, Anton Lachky et Peter Savel. Parallèlement, il renforce les liens avec la Ville de Charleroi, au travers des collaborations avec l’Ancre, l’Eden et le Palais des Beaux-Arts. » Nous avons un comité artistique qui discute de tous les projets qu’on reçoit, on coproduit une vingtaine de projets par année, nous proposons trois spectacles par mois aux Ecuries, signale l’intendant général. Notre mission est accomplie à 100 %. On a plusieurs rôles à jouer et on cumule différentes obligations qui ne sont pas nécessairement visibles pour le grand public. De nos obligations, nous avons fait des forces. Charleroi/Danses est un outil pour les artistes. Nous faisons ce que nous devons faire, nous défendons nos artistes. »
Nombre de spectateurs reprochent à Charleroi/Danses son côté » laboratoire « , défendant la catégorie » non-danse » et des pièces opaques ou » prises de tête « . Mais il y a du changement dans l’air ! » On va vers une danse plus « dansée ». Le mouvement reprend de l’importance. Cela dit, il faut garder le côté « laboratoire » car la danse, comme tous les arts, doit évoluer « , conclut Vincent Thirion.
Du 30 septembre au 17 octobre. www.charleroi-danses.be
A noter, à l’occasion de la Biennale, la sortie du coffret de 3 DVD, reprenant les 14 films de Thierry De Mey.
Par Barbara Witkowska