Invisible de la route et bien cachée derrière les arbres, la villa la Sapinière est l’un des joyaux des bords du lac Léman. Un majestueux témoin de cette Belle Epoque qui vit la prospérité de la ville d’eau et d’un baron mécène.
Le baron qui ? Joseph Vitta (en médaillon) est pour les Haut-Savoyards, au mieux, un lointain souvenir. Et pourtant… Né en 1860 et décédé en 1942, banquier et mécène, il est avant tout le fils d’un homme assez malchanceux, Jonas Vitta. Ce dernier, fait baron par le roi de Sardaigne Victor-Emmanuel Ier, avait entrepris de construire une magnifique demeure sur les rives françaises du lac Léman, à Evian. Mais Jonas Vitta meurt avant que la Sapinière ne soit terminée. Son fils, Joseph, fera mieux que perpétuer le projet, il va le sublimer. La maison était bien partie puisque la conception en a été confiée au » starchitecte « , comme on dirait aujourd’hui, Jean-Camille Formigé.
La demeure qu’il construit, de l’extérieur, a quelque chose de florentin. Bâtie sur des plans inspirés de la Renaissance italienne, avec un clocheton copié sur celui de la villa Médicis, elle est de forme carrée mais élégante. Une élégance renforcée par les magnifiques sculptures qui ornent la façade. Ensuite, il faut vite grimper au sommet de la maison. Un toit-terrasse offre une vue sur le Léman. Eau turquoise, collines au lointain, et le mystère d’un pays étranger à l’horizon : les paysages se découvrent toujours mieux pour peu que l’on prenne un peu de hauteur. Posé sur le toit, le clocheton déjà évoqué ne peut, hélas, plus accepter les pas humains : l’escalier en fer qui y mène est trop fragile.
L’entrée, ou, pour faire chic, le vestibule, a été confiée à Auguste Rodin. » Vous savez, je voudrais depuis longtemps avoir une oeuvre de vous dans notre villa d’Evian « , écrit en 1899 le baron Vitta à l’auteur du Penseur. Le voeu du mécène de l’artiste sera exaucé puisque Rodin réalise quatre oeuvres : deux frontons en pierre au-dessus des portes, ainsi que deux splendides jardinières ornées de génies enfants. Une fois entré dans la maison, le visiteur a le choix entre deux pièces. La moins connue donne directement sur le lac, il s’agit d’un salon. Il est réalisé tout en chêne, et l’omniprésence du bois engendre un fort effluve d’encaustique qui enivre plus qu’il n’écoeure. Au-dessus de la cheminée, un magnifique damier rappelle que rien n’est laissé au banal dans cette demeure. Outre ce bois qui domine et impose, on trouve dans cette pièce aux hautes fenêtres des peintures d’Albert Besnard, un artiste ayant exécuté de nombreuses compositions pour des édifices publics parisiens et qui possédait avec sa femme une maison au bord du lac d’Annecy.
Si l’on ressort de ce salon envoûtant et que l’on traverse à nouveau l’entrée, on découvre la pièce reine de la villa, la salle de billard. Réservée aux hommes, du temps du baron, elle possède une atmosphère de légèreté et même un certain érotisme. Le décor planté là est totalement Art nouveau, façonné par le peintre et graveur Félix Bracquemond. Ce dernier eut la tâche de non seulement concevoir des boiseries claires surmontées d’une flore subtile, mais également de diriger ses confrères Jules Chéret et Alexandre Charpentier. Le premier peint des fresques murales d’une frivolité assez étourdissante, où les lumières chatoyantes additionnées aux rires féminins offrent un spectacle d’une grande fraîcheur ; cette peinture murale apporta tant de renommée à Chéret qu’il décora par la suite les salons de l’hôtel de ville de Paris. Le second artiste, Alexandre Charpentier, grava çà et là, sur les portes ou les rebords du billard, des figures de femmes dénudées d’une grande sensualité. Il exécuta les sièges et le billard lui-même, soignant les détails : espagnolette et porte-queue.
La cage d’escalier, ensuite, représente un lieu clé de la découverte de la Sapinière. Grandiose, elle est surplombée d’un puits de lumière, lui-même chapeauté d’une jolie verrière décorée. Au bas, un aigle en bronze de Georges Gardet force le respect. Comme dans le patio d’un riad marocain, les chambres sont disposées tout autour de la cage d’escalier. Cela donne de l’espace et de la convivialité, tout en créant quelque chose de sublime. Certaines d’entre elles, quand on ouvre leurs larges fenêtres, dévoilent un lac Léman majeur.
Lorsque Fanny se marie, le 18 septembre 1899, Marcel Proust est présent
On se prend alors à imaginer l’ambiance des grands jours. Quand la maison, au début du XXe siècle, était animée par des réceptions mondaines et variées. Le baron rayonne socialement et, lorsque sa soeur Fanny se marie, le 18 septembre 1899, Marcel Proust est présent. A l’extérieur du domaine, la ville d’Evian est à son apogée. Les curistes déambulent dans une cité à l’architecture Art nouveau. L’épicentre de la ville est la buvette Cachat, sous la coupole de laquelle on vient se faire servir des verres d’eau de source. Les élégantes croisent les messieurs en canotier et, le soir venu, on va dépenser un peu de sa fortune au grand casino. » De tous côtés, ce ne sont que garden parties, réunions, bals, où la clientèle la mieux choisie des deux continents se fait une joie et un plaisir de se rendre « , relève le journal L’Echo du Léman dans son édition du 23 juillet 1904. La famille Vitta ne dénote donc vraiment pas dans pareille atmosphère Belle Epoque.
Leur villa la Sapinière est le temple du bon goût. Pour résumer son état d’esprit, Christophe Dumont, directeur adjoint de l’Adapt, une association d’insertion sociale et professionnelle pour des personnes handicapées, actuelle propriétaire des lieux, a une métaphore tout à fait parlante : » Il en va des maisons comme des bateaux. Avec des moyens similaires, on peut s’offrir des choses très différentes. » En clair, si la Sapinière était un bateau, elle ne serait pas un de ces yachts opulents et vulgaires. Non, la maison a tout de l’élégant voilier, aux finitions parfaites.
Classée Monument historique en 1987, la villa la Sapinière ouvre ses portes à l’occasion des Journées européennes du patrimoine et autres manifestations culturelles locales.
Par Tugdual Denis – Photos : Franck Paubel pour Le Vif/L’Express