La belle gigue des mots

D’A comme Agathopèdes à Z comme Zimmer, Jean-Baptiste Baronian s’attache, à travers un dictionnaire subjectif et sentimental, à décrypter le génome d’un pays à la fois étrange et attachant : la Belgique.

Ecrivain et essayiste à l’oeil toujours pétillant de curiosité, Jean-Baptiste Baronian paraissait presque prédestiné à devenir l’auteur de cette somme impressionnante que constitue le Dictionnaire amoureux de la Belgique. Né à Anvers en 1942, cet amoureux des mots et des livres, de la musique et de la peinture, et de bien d’autres choses encore, a très tôt inscrit la Belgique dans son paysage sentimental :  » Enfant, confie-t-il, j’ai très vite développé une empathie pour ce pays. Quand j’étais à Anvers, j’étais supporter du Beerschot et ensuite de l’Antwerp. Et le coureur cycliste Rik Van Looy était mon idole. Très vite, j’ai entamé une relation sentimentale avec ce pays, notamment à travers ses aspects les plus populaires. Par la suite, je me suis rapidement aperçu qu’il y avait une spécificité belge, à travers cette tradition artistique et picturale qui remonte aux Primitifs flamands. Et j’allais aussi régulièrement à Knokke avec mes parents, en plein hiver, quand la ville n’était pas encore assiégée par les touristes. C’était une ambiance très « spilliaertienne ».  »

De cette enfance au goût d’embruns et d’aventures, peut-être l’auteur du Vent du Nord a-t-il conservé cet attrait du grand large dont le ressac mémoriel transparaît au travers d’articles en apparence aussi disparates que  » Mer du Nord « ,  » Voyages « ,  » Ostende « , ou  » Simon Leys « , dont il cite le monumental ouvrage La Mer dans la littérature française, de François Rabelais à Pierre Loti. Sans même parler de Jean Ray, dont Baronian est grand admirateur et connaisseur, et dont la silhouette de parfait gentilhomme de fortune se faufile en contrebande d’entrées aussi diverses que  » Delvaux « ,  » Fantastique  » et  » Marabout « . La tournure subjective et buissonnière de ce Dictionnaire amoureux de la Belgique, Baronian la revendique pleinement :  » J’ai toujours cherché un angle personnel pour éviter de répéter ce qui se disait partout ailleurs. Pour Brel, par exemple, je me suis inspiré de l’émotion que j’ai ressentie lors de quatre récitals qu’il avait donnés dans les années 1960. De même, le Dictionnaire recense de nombreux peintres, mais tous font partie, à un titre ou un autre, de mon musée imaginaire. Et pour les écrivains, je n’ai pas forcément choisi les plus géniaux, mais j’ai convoqué ceux qui représentaient pour moi le mieux une certaine idée de la Belgique « . Des Agathopèdes du XIXe siècle (voir nos extraits en page 55) à Raoul Vaneigem, de Marcel Thiry à Bernard Quiriny, de Franz Hellens à Jacques Sternberg, on retrouve la dilection pour l’imaginaire pur de celui qui fut, au tournant des années 1970, cet inlassable  » accoucheur  » de talents aux éditions Marabout.

Et c’est là un autre fil rouge qui permet à chacun de se construire son propre parcours à travers cet opus foisonnant : celui qui réunit, avec une nécessité forcément secrète, tous ceux que tenaille cette même obsession de saper les bases d’un quotidien sournoisement oppressant et de dévoiler l’envers d’évidences trop criantes pour être honnêtes. Cristallisant l’un des traits les plus constants de l’imaginaire belge, on y croisera aussi bien Magritte qu’André Franquin, Jacques Duvall que Benoît Poelvoorde dans C’est arrivé près de chez vous.

Autre passion propre à l’auteur de La Légende du vin, celle de la gastronomie et de la bonne chère. Mis en appétit par une entrée de crevettes grises, le lecteur pourra ensuite jeter son dévolu, au choix, sur un solide waterzooi ou sur l’une des nombreuses recettes de moules-frites, tout en jetant un oeil gourmand sur l’article consacré à Marcel Broodthaers, qui a rendu plus d’un hommage à ce plat national :  » J’estime qu’il existe bel et bien une cuisine belge spécifique, affirme Baronian. Et j’égratigne au passage Christian Millau lorsqu’il prétend que la cuisine belge ne serait qu’une annexe de la cuisine française. Pour moi, c’est une aberration. Cette cuisine suave possède en effet une spécificité dans sa façon de transformer les produits et les ingrédients. A ce propos, j’ai voulu rendre hommage à l’un des chantres de la gastronomie belge, Gaston Clément, qui mériterait une statue place Sainte-Catherine !  » Ce qui participe également au charme subtil de cet ouvrage qui défie décidément les clichés, c’est qu’il consacre une large place à ceux que l’on pourrait appeler les Belges avant la lettre ou les Belges d’avant 1830. Jean Froissart, par exemple, le chroniqueur du XIVe siècle, dont Baronian fait quasiment l’ancêtre de tous les écrivains belges :  » Son oeuvre possède une originalité, souligne-t-il, qui n’existerait pas s’il n’était pas né dans nos régions. L’intérêt pour la langue française chez Froissart rejoint cette obsession qu’ont les Belges pour le « bel écrire » et qui se manifeste chez nos nombreux grammairiens, de Maurice Grevisse à André Goosse et Joseph Hanse.  »

De ce qui précède, il ne faudrait pas conclure que le Dictionnaire amoureux de la Belgique serait un ouvrage entièrement tourné vers le passé, où s’exprimerait la nostalgie d’une  » Belgique joyeuse  » ou d’une Belgique de papa. Baronian est trop fin historien des moeurs pour ne pas savoir que ces concepts relèvent davantage des mythologies (auxquelles il consacre un article) que d’une improbable réalité. Rien de plus éloigné de sa démarche qu’une version belge du  » déclinisme « . Pour preuve, les nombreux articles, souvent enthousiastes, qu’il consacre aux phénomènes culturels ou sociaux les plus récents : de Poelvoorde à Panamarenko, de Tom Barman, leader de dEUS, à Stromae, des surdoués du neuvième art comme Jean Dufaux ou François Schuiten à la fine pointe des créateurs de mode auxquels il rend hommage dans l’article  » Mode, c’est belge « .

Dictionnaire subjectif, la somme de Jean- Baptiste Baronian ne vise évidemment pas à épuiser son sujet. Mais l’on pourrait néanmoins s’étonner des rangs pour le moins clairsemés de certaines catégories. Celle des hommes et femmes politiques, par exemple, où, en dehors des souverains et de quelques rares  » rescapés  » comme Herman Van Rompuy ou Paul-Henri Spaak, c’est un peu le désert.  » Comme tout citoyen, s’explique l’auteur, je m’intéresse à la politique, mais j’avoue volontiers que cela ne constitue pas ma dilection première. J’ai également le sentiment que ces personnalités sont très vite oubliées. Tous les noms que j’ai connus quand j’étais jeune, les Van Houtte, les Harmel, les Van Acker, quasiment plus personne ne sait qui ils sont et encore moins ce qu’ils ont fait.  » Au rayon des grands absents, on pourrait également épingler quelques noms de grands capitaines d’industrie ou entrepreneurs de génie, tels Ernest Solvay ou Georges Nagelmackers, l' » inventeur  » de l’Orient-Express. Rendez-vous est pris, peut-être, pour une prochaine édition…

Reste au lecteur à se laisser charmer ou surprendre et à découvrir, au fil de pages passionnantes et toujours érudites, des noms parfois totalement étonnants comme ce Louis Zimmer, astronome amateur fantasque et passionné, auteur d’une incroyable Horloge du centenaire visible à la tour de Lierre, qui clôture en beauté le Dictionnaire amoureux de la Belgique en ouvrant les portes imaginaires des espaces intersidéraux…

Dictionnaire amoureux de la Belgique, par Jean-Baptiste Baronian, éditions Plon, 772 p.

Par Alain Gailliard

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