Une base arrière djihadiste, le territoire belge ? C’est beaucoup plus compliqué que ça. Et bien plus large : les reproches à la Belgique peuvent être formulés à toute l’Europe. Le terrorisme pourrait-il dès lors devenir un accélérateur de la construction européenne ?
La séance d’autoflagellation a tourné court. Les velléités politiques de soumettre les services secrets à la question alors que de dangereux terroristes couraient toujours ont été vite rengainées. Pas question de rééditer la dangereuse bagarre de 1996 (avec l’affaire Dutroux) qui avait opposé les ministres de la Justice et de l’Intérieur pour savoir qui, de la magistrature ou de la gendarmerie, avait fauté en ne partageant pas des informations cruciales. Après les attentats de Paris, le 13 novembre, les principales critiques sont venues du niveau international, ou plutôt, bilatéral. Le trait de François Hollande sur les attentats » organisés en Belgique » et l’intervention d’Alain Chouet, ancien de la DGSE (depuis 2001) jugeant les » services belges pas au niveau » ont stoppé net la recherche de boucs émissaires au plan intérieur.
Pour calmer le jeu, un patron de la DGSE française (renseignement extérieur) envoyait, le 17 novembre, un mail à l’administrateur général de la Sûreté de l’Etat, Jaak Raes, pour lui présenter des » excuses officielles » : les déclarations de Chouet étaient » non seulement erronées et injurieuses » mais aussi » indécentes « . Le boss de la DGSI (renseignement intérieur), Patrick Calvar, a, par téléphone, remercié Raes pour sa collaboration et assuré qu’il n’y avait pas de problème entre leurs deux services. En période de menace aiguë, où le petit a besoin du grand et inversement, on ne voit pas des » services amis » se taper dessus… Ils se serrent spontanément les coudes. Ainsi, nous dit-on à la Sûreté, » la DGSI et la Sûreté de l’Etat se sont mises d’accord pour qu’un officier de liaison de la Sûreté se rende à Paris et devienne l’interlocuteur direct du service de renseignement intérieur français. Après quelques jours, on peut constater que ce système est très efficace et permet d’accélérer le travail : transmission des demandes, vérifications, échanges d’infos, etc. « .
Une plaque tournante logistique
Sentant arriver le lynchage, le comité permanent de contrôle des services de renseignement (comité R) a pris les devants en annonçant l’ouverture d’une enquête afin de vérifier si les services disposaient d’une » bonne position d’information « . Autrement dit, dans trois semaines, après avoir bouclé leur » enquête sur l’enquête » de l’attentat manqué du Thalys (le 21 août dernier), les limiers du comité R se mettront à décortiquer les prodromes des attentats de Paris : ce que nos services de renseignement avaient dans leurs bases de documentation, ce qu’ils ont obtenu grâce aux » méthodes de recueil de données » (écoutes, intrusions dans les ordinateurs, les comptes bancaires…) et grâce aux échanges entre services belges et avec leurs points de contact en Europe, ce qu’ils ont partagé ou pas avec leurs homologues étrangers.
Le comité R vérifiera aussi ce qui a été fait sur Molenbeek : ce que l’on connaissait des individus, des lieux de rencontre et des mosquées susceptibles de représenter une menace. Enfin, puisque échec il y a, la question finale sera celle-ci : existait-il des indices d’un passage à l’acte à bref délai ? La réponse n’est pas attendue avant plusieurs mois. Et sera sans doute décevante pour les inquisiteurs en puissance. Selon le criminologue Marc Cools (Université de Gand, VUB), président du Belgian Intelligence Studies Center (Bisc), un think tank réunissant des académiques et des praticiens du renseignement, » on n’est pas en présence d’un défaut d’intelligence, intelligence failure, mais bien d’un intelligence gap : on n’avait pas de renseignements. » A un service de renseignement, on ne demande pas de savoir tout sur tous, mais de collecter des infos signifiantes (sur les » cibles « , modus operandi, sources de financement, facilitateurs, réseaux) et de les communiquer aux destinataires habilités à les recevoir et à réagir : le parquet fédéral, les services étrangers » partenaires « .
A la différence de la France, les services de renseignement belges n’ont pas de bras judiciaire. Quand une enquête est prise en charge par le parquet fédéral, les services secrets sont relégués à un rôle d' » assistants techniques « . Place à la police fédérale. Ce qui ne les empêche pas de continuer à tendre leurs filets pour recueillir un maximum de renseignements. » Le flux d’informations entre les Belges et les Français est continu « , nous a-t-on confirmé dans les services secrets. » Contrairement à ce qu’écrivent les médias français, la Belgique n’est pas le « ventre mou » de l’Europe sur un plan sécuritaire, mais elle est une plaque tournante logistique, permettant d’aller et venir dans toutes les directions. »
Bon à rappeler : la Belgique a été le premier pays européen à s’inquiéter des départs de jeunes musulmans pour la Syrie qui, avant les attentats de Paris, étaient en nette diminution mais restaient, à Bruxelles, de l’ordre de 5 ou 6 départs par mois. Selon les anciens critères de l’Organe de coordination pour l’analyse de la menace, que modifie une nouvelle circulaire ministérielle, sur les 1 000 foreign terrorist fighters fichés (partis, revenus, décédés ou en partance), plus de la moitié proviennent ou provenaient de la Région de Bruxelles-Capitale (560 sur 1 000) et sur les 130 returnees belges, 85 vivent à Molenbeek. Les pays voisins ont pris conscience de leur propre situation avec retard » parce que, nous glisse un responsable de service, ils ont perdu le contact avec leurs banlieues. » Encore plus perfide, un autre ajoute : » Ils communiquent beaucoup sur les informations que nous leur avons fournies. » Après les services secrets (le tour de la police fédérale viendra), l’Etat belge est sous le feu des critiques. Trop faible, trop gentil, pas assez » régalien « , selon Le Monde (lire page 32). Si, aujourd’hui, il offre une image d’unité et de détermination, avec un Conseil national de sécurité en représentation permanente – ce qui risque d’user sa crédibilité -, les matières de justice, de police et de renseignement n’ont pas toujours été une priorité sous les gouvernements précédents. Celui-ci marque une vraie rupture. Mais l' » optimalisation » (restructuration en bon français) de la police fédérale est toujours au milieu du gué. Sauf intervention des pouvoirs publics, le service de police sera en faillite virtuelle en 2016, obligé de fonctionner avec des douzièmes provisoires. La justice, qui a condamné et mis sous les verrous 169 djihadistes, est au bord de l’implosion. Si, à la Défense, le budget du SGRS a été préservé, la Sûreté de l’État manque toujours de 150 personnes par rapport à 2008.
Le professeur Marc Cools n’est pas tendre envers le monde politique : » Je ne vois pas vraiment un échec dans le chef des services de renseignement. Il est plutôt du côté du monde politique, surtout dans le passé. Un exemple : pendant deux ans, la ministre de la Justice, Annemie Turtelboom (NDLR : Open VLD), a laissé en suspens l’avenir de l’administrateur général de la Sûreté de l’État, Alain Winants, sans prendre de décision sur sa reconduction ou son remplacement. » Cela ne témoignerait pas d’une haute » culture du renseignement « , comme le déplore souvent le milieu. » On n’a pas donné à la Sûreté de l’Etat les moyens d’engager de nouveaux agents, poursuit Marc Cools, alors que leur recrutement et leur formation prend beaucoup de temps. Ils ne sont pas opérationnels tout de suite. Aujourd’hui, il faudrait attirer directement les profils dont on a besoin : arabisant, berbérophones, économistes, informaticiens, etc. » Les services portent aussi leurs propres responsabilités. » Après le 11-Septembre, ils ont beaucoup investi dans les technologies. Ils devraient réinvestir dans les sources humaines. Sur un territoire comme Molenbeek, les écoutes ne suffisent pas. Il faut connaître les gens, leur culture, leur langue… »
Beaucoup de pays détenaient les pièces du puzzle
David Stans (ULg) est l’auteur, en 2014, d’une thèse de doctorat sur le comité R. Il y pointait le manque de suivi des politiques pour les matières du renseignement. Il reste très prudent sur les causes de l’échec imputé à une mauvaise communication entre les services. » Il faut, avant tout, attendre le rapport du Comité R mais on peut déjà constater certains éléments. Depuis 2004, un protocole d’accord régit les échanges entre la Sûreté et le SGRS mais, dans le cadre de l’affaire Snowden, on s’est aperçu que le partage des informations n’avait pas été optimal. Au niveau international, si on veut intégrer davantage le travail des services de renseignement, il faut que le contrôle suive et que le citoyen soit protégé lors du transfert des données. Comment ce contrôle s’effectuera-t-il ? La Sûreté de l’Etat et le SGRS ont développé leurs propres directives sur la manière de collaborer au plan international mais elles devaient encore être validées par le Conseil national de sécurité, d’après l’article 20 de la loi organique sur les services de renseignement. Celui-ci l’a-t-il fait ? Enfin, il faudrait veiller à ce que les services de police et de renseignement collaborent. Là aussi, le comité R recommande un accord de coopération depuis des années. »
Les progrès de l’enquête sur les attentats de Paris montrent que beaucoup de pays européens et extra-européens détenaient une pièce du puzzle. Dans le démantèlement de la » cellule de Verviers « , la Sûreté a joué un rôle clé en détectant et en analysant les » signaux faibles » d’un attentat, six mois avant l’intervention policière de la rue de la Colline, le 15 janvier dernier. Le SGRS a élargi géographiquement la surveillance de ce réseau, dont le chef avait été identifié : Abdelhamid Abaaoud. Condamné par défaut à vingt ans de prison en Belgique, celui-ci était, au moment des attentats, sous le coup d’un mandat d’arrêt européen et international émis par la Belgique mais personne ne l’a vu revenir. Ni en Belgique (probablement) ni, malheureusement, en France.
Selon le site Intelligence Online, plusieurs services de renseignement arabes avaient prévenu leurs homologues occidentaux d’un changement de stratégie de l’Etat islamique décidé en juin dernier à Mossoul, lors d’une réunion des principaux lieutenants du » calife » Abou Bakr al-Baghdadi. Fini les actes solitaires perpétrés avec les moyens du bord par des » loups solitaires « . L’organisation terroriste voulait agir dorénavant avec des membres aguerris, autonomes sur le plan opérationnel. Abdelhamid Abaaoud aurait alors été désigné comme responsable de la zone France-Italie-Espagne, tandis qu’un émir d’origine pakistanaise devait s’occuper du monde anglo-saxon. » Des profils comme le sien, il n’y en a pas beaucoup en stock. Pourquoi l’avoir laissé repartir de Syrie ? » s’interroge un expert de la lutte antiterroriste. Les autorités françaises attribuent à Abaaoud la préparation d’au moins quatre projets d’attentats, dont ceux de Paris. Si tout ce qu’on savait, non seulement de lui, mais de son entourage, avait été mis en commun, dans un environnement sécurisé, peut-être les choses se seraient-elles passées différemment…
Le nouvel euroterrorisme
Dans les années 1970 et 1980, ce qu’on appelait alors l’euroterrorisme (Action directe, Brigades rouges, RAF, CCC…) a incité les Etats européens à jeter les bases d’une coopération judiciaire et policière. Celle-ci a été renforcée par le Traité d’Amsterdam (1999). Le 11 septembre, les attentats de Madrid et de Londres ont intensifié le mouvement vers un droit pénal européen plus efficace, mouvement qui s’est encore approfondi avec le Traité de Lisbonne (2009).
Présidente de l’Institut d’études européennes, le professeur Anne Weyembergh (ULB) énumère les principaux instruments de cette construction qui peuvent s’appliquer à la lutte contre le terrorisme : » Europol est l’office européen pour la coopération policière. Il n’est pas l’équivalent européen du FBI car il n’a pas de compétence contraignante sur le terrain. Europol a pour mission de soutenir la coopération transfrontalière. Il peut, par exemple, suggérer la création d’équipes communes d’enquêtes ou mettre à disposition ses bases de données. La « décision de Prüm » vise ainsi à fluidifier l’échange d’informations telles que celles sur l’ADN, les empreintes digitales et les plaques d’immatriculation de voiture. Il y a également le système d’information Schengen (SIS), qui devait compenser l’abolition des contrôles aux frontières intérieures, et qui regroupe des signalements sur des personnes et des objets, comme les véhicules et les armes. Ce SIS est une pièce maîtresse de la coopération en matière pénale. »
Au niveau judiciaire, les attentats du 11 septembre 2001 ont accéléré l’adoption du mandat d’arrêt européen, la success-story du droit pénal européen. » Grâce à lui, la France a, entre autres, remis très rapidement aux autorités belges Mehdi Nemmouche, l’auteur présumé de l’attentat contre le Musée juif de Belgique, l’an dernier « , illustre Anne Weyembergh. Les commissions rogatoires internationales ont été remplacées par la » décision d’instruction européenne « , plus rapide. Eurojust, situé à La Haye comme Europol, n’est pas l’équivalent d’un parquet européen. Il n’a pas de pouvoir contraignant mais peut, lui aussi, proposer la mise sur pied d’équipes communes d’enquête sur de gros dossiers. Après les attentats de Paris, une telle équipe commune d’enquête a été créée, ce dont s’est félicitée la ministre de la Justice française, Christiane Taubira. Le système de mise en réseau des casiers judiciaires est également utilisé par les autorités belges et françaises. Il devrait être élargi aux ressortissants des pays tiers.
Le tableau n’est, cependant, pas idyllique. Tous les pays européens n’avancent pas au même rythme et les lenteurs et blocages bureaucratiques peuvent rendre ces procédures et institutions moins efficaces. » Les trois Belges qui revenaient de Paris après les attentats, dont Salah Abdeslam, ont été contrôlés trois fois en France, relève Anne Weyembergh. Manifestement, il y a un problème d’alimentation en information sur les foreign fighters dans le SIS. » La morale de ce drame ? » Il faut beaucoup plus de coopération européenne. Car les Etats ont perdu le contrôle de leurs territoires nationaux. La coopération européenne est une manière de récupérer une part de leur souveraineté. »
Par Marie-Cécile Royen
» Contrairement à ce qu’écrivent les médias français, la Belgique n’est pas le »ventre mou » de l’Europe sur un plan sécuritaire »