La plupart des Belges ignorent l’ampleur des persécutions subies par les juifs en Belgique. Un volumineux rapport évalue la responsabilité des plus hautes autorités politiques et administratives du pays. Elles ont appliqué une politique de » collaboration maximale » avec l’occupant allemand, au mépris de la Constitution. Une marge de manoeuvre existait pourtant. Ainsi la thèse de l’impuissance de nos élites, placées sous domination étrangère, vole en éclats. Pour les victimes juives et leurs descendants, une reconnaissance symbolique de cette responsabilité des autorités belges est essentielle
L’Etat belge a adopté une attitude docile en accordant, dans des domaines très divers mais cruciaux, une collaboration indigne d’une démocratie à une politique désastreuse pour la population juive, belge comme étrangère. » Les derniers mots du rapport final du Ceges (Centre d’études et de documentation guerre et sociétés contemporaines) tombent comme un couperet. Ainsi, la Belgique n’a pas été que ce petit pays, victime impuissante des nazis. Ses autorités civiles, même sous régime d’occupation, disposaient d’une marge de man£uvre pour résister à des mesures raciales contraires à la Constitution et à la dignité humaine. Mais la communauté juive d’avant-guerre, composée à 95 % d’étrangers, ne pesait pas lourd dans le chaos ambiant. Résultat : la moitié de ses membres sont morts. Moins qu’aux Pays-Bas, où la quasi-totalité de la population juive a disparu, mais plus qu’en France, où les trois quarts de la population juive ont été sauvés. En 2003, le Sénat commande un rapport au Ceges sur » les éventuelles responsabilités des autorités belges dans la persécution et la déportation des juifs en Belgique pendant la Seconde Guerre mondiale « . A la fin des années 1990, un peu partout en Europe occidentale, la question des biens juifs spoliés est à l’ordre du jour. Une commission d’étude sur le sort des biens juifs, puis, par la suite, un mécanisme d’indemnisation sont mis sur pied ( lire page 22). Il restait la question douloureuse des responsabilités belges dans le » judéocide « , pierre angulaire d’une reconnaissance éventuelle de culpabilité et d’un certain apaisement des victimes ( lire en page 20).
Les quatre volumes de l’historien Maxime Steinberg, L’Etoile et le fusil, ainsi que les travaux de Lieven Saerens sur les rafles d’Anvers avaient déjà magistralement balisé le terrain, dans les années 1980 et 1990. De nouvelles archives se sont ouvertes aux chercheurs du Ceges, notamment celles du ministère de l’Intérieur, qui avait la tutelle sur les communes. Ce travail imposant va-t-il ouvrir la voie à une demande solennelle d’excuses, comme dans l’affaire de l’assassinat de Lumumba ou celle, plus récente, du génocide des Tutsi au Rwanda ? Président du CCOJB (Comité de coordination des organisations juives de Belgique), Philippe Markiewicz se déclare satisfait de ce » travail nécessaire de mémoire » mais il met aussi l’accent sur » ces gens extraordinaires qui ont permis de sauver la moitié du judaïsme belge « . Un entretien avec l’historien Emmanuel Debruyne, coauteur du rapport du Ceges.
Le Vif/L’Express : L’antisémitisme des années 1930 a-t-il créé les conditions favorables aux persécutions et à la déportation des juifs de Belgique ?
E Emmanuel Debruyne : au xixe siècle, l’antisémitisme est assez peu présent en Belgique. Les thèses raciales biologiques, qui font des juifs une » race inférieure » par rapport aux aryens, ne se développent que peu avant la Seconde Guerre mondiale. Ce racisme vient se greffer sur un vieux fonds d’antisémitisme, lié à un certain catholicisme et aux traces de la mise à l’écart des juifs sous l’Ancien Régime. Le racisme biologique était minoritaire et surtout le fait de milieux d’extrême droite. Dans la seconde moitié des années 1930, l’antisémitisme classique se renforce dans les milieux catholiques, avec des résistances. Celui-ci est plus généralement rejeté dans les cercles libéraux et socialistes, à quelques exceptions près. Au début du mouvement rexiste, l’antisémitisme n’est pas vraiment à l’ordre du jour. Il le devient sous l’influence nazie, vers 1937-1938.
Comment les Belges réagissent-ils à l’égard des juifs ?
E En réalité, la population, dans les années1930, est plus xénophobe qu’antisémite. Mais comme la majorité des juifs présents en Belgique sont étrangers, ils subissent ce rejet de plein fouet. La crise économique sévit partout au début des années 1930 et se traduit par la terrible fragilité du marché du travail. Aux réfugiés qui ont afflué de Pologne dans les années 1920 s’ajoutent les juifs allemands, après l’arrivée au pouvoir des nazis, en 1933, auxquels on reproche de voler le pain des Belges, de casser les prix ou d’être à charge de l’Etat. Le contexte international devient de plus en plus menaçant : c’est la » montée des périls « . L’Allemagne, mais aussi le bolchevisme inquiètent la population. Le judaïsme apparaît comme le moteur de la subversion dans tous les domaines, y compris dans l’art. La Constitution belge est très claire : elle ne connaît aucune distinction fondée sur la race ou la religion, mais seulement les statuts de citoyen et d’étranger. Notre pays se targue même d’être une terre d’accueil dans le contexte européen troublé de l’époque. Mais, à partir de 1933, les vagues de réfugiés en provenance d’Allemagne vont changer la donne. La Sûreté publique, ancêtre de la Sûreté de l’Etat et de l’Office des étrangers actuels, va accepter que les organisations caritatives juives prennent en charge les victimes des persécutions allemandes : jusqu’à 15 000 personnes en dépendront, dont la plupart espèrent émigrer vers les Etats-Unis ou l’Amérique latine. A cette condition, ils peuvent rester provisoirement en Belgique. En 1935, les lois de Nuremberg provoquent une nouvelle vague de réfugiés. Les comités d’aide juifs sont mis sous pression. Le » marché international du réfugié » est saturé. Les Etats-Unis, les pays d’Amérique latine et la Palestine sous mandat britannique ferment progressivement leurs portes. La communauté juive belge est solidaire, même si elle craint que les nouveaux venus, plus orthodoxes, ne renforcent l’antisémitisme ambiant. Deux ministres de la Justice, Charles du Bus de Warnaffe et Joseph Pholien, catholiques conservateurs, influencés par l’air du temps, considèrent les juifs comme des éléments exogènes dans la société. En accord avec l’administrateur de la Sûreté publique, Robert de Foy, ils adoptent une ligne plus dure. En octobre 1938, c’est la nuit de Cristal. Le ministre Pholien refoule des fugitifs juifs à la frontière et en expulse d’autres, provoquant l’indignation de l’opinion publique et du Parlement. Sous leur pression, il va atténuer sa politique. Des camps d’accueil sont créés, avec l’accord des organisations juives, pour y loger les réfugiés et leur fournir des outils d’intégration (langue et rudiments d’agriculture) avant d’émigrer vers le Nouveau Monde. Les comités d’aide juifs étant exsangues, le gouvernement belge va les aider financièrement et cogérer ces centres d’accueil.
Il ne semble pas que les autorités prennent conscience du caractère criminel des persécutions à l’égard des juifs…
E L’idéologie à la base de cette persécution n’est pas comprise. L’Allemagne est perçue comme une menace pour la sécurité du pays. Les juifs allemands qui essaient de fuir sont plutôt considérés comme des espions potentiels que comme des victimes. En 1939-1940, alors que l’invasion de la Belgique est imminente, l’Etat multiplie les mesures sécuritaires contre tous les étrangers en séjour illégal et ordonne leur internement. Cela aura des conséquences tragiques. L’état-major de l’armée fait pression pour qu’en cas d’invasion tous les » suspects » et tous les ressortissants » ennemis » soient internés. Cela touche des dizaines de milliers de personnes.
Lorsque l’Allemagne envahit la Belgique, la psychose, l’espionnite aiguë et le chaos ont pris le pas sur tout. Dès le matin du 10 mai, on affiche l’ordre aux » ressortissants ennemis » de se présenter, munis de vivres pour quarante-huit heures. Ils seront évacués vers la France, sur la base, sans doute, d’un accord entre l’état-major de l’armée et la France. Le gouvernement belge ne se souciera plus de ces 10 000 à 13 000 personnes déplacées. Leur voyage dans les » trains fantômes » est très éprouvant : elles sont parfois bombardées par les avions allemands, conspuées par la population et souvent privées d’eau et de nourriture. Elles échouent dans des camps dans le Sud-Ouest (Saint- Cyprien, Gurs), où les conditions de vie sont inhumaines et où s’exerce bientôt l’autorité du régime de Vichy, nationaliste, xénophobe et antisémite. Le gouvernement belge, qui ne représente plus que lui-même, va s’en préoccuper tardivement. Paul-Emile Janson demande, sans succès, la libération des prisonniers internés. A la fin de l’été 1940, ils sont 3 500 juifs à pourrir dans ces camps. Après deux ans de vie misérable, 1 500 d’entre eux sont emmenés à Drancy, puis à Auschwitz. Cet engrenage funeste n’a pas été voulu délibérément par le gouvernement belge. Mais en se laissant gagner par une psychose xénophobe, en prenant des mesures outrancièrement sécuritaires et en organisant très mal leur évacuation vers la France, il y a contribué certainement. Les débats parlementaires de 1938 avaient mis en évidence la politique raciale nazie. Les responsables d’alors avaient été avertis. Après la défaite, les autorités belges, impuissantes, se préoccupent néanmoins davantage de leurs nationaux internés en France que des autres, même s’ils viennent de Belgique.
Les Allemands occupent désormais la Belgique et, avant d’avoir mis en place leurs propres hommes, partisans de l’Ordre nouveau, ils cherchent à s’entendre avec les autorités administratives belges. Quelle est l’attitude de celles-ci ?
E Pendant cette première période, prévaut ce qu’on appelle la » politique du moindre mal » et, en matière économique, la » doctrine Galopin « , qui implique de préserver l’appareil de production. En l’absence du gouvernement, l’administration belge reste en place, sous l’autorité des secrétaires généraux. Une collaboration s’installe avec l’administration militaire allemande, pendant que les artisans de l’Ordre nouveau, le Vlaams Nationaal Verbond (VNV) essentiellement, intègrent l’administration. Ils y développent de nouveaux organes sous influence. On assiste, en outre, à ce que l’historien Nico Wouters appelle l' » émiettement du pouvoir « . Les communes sont de plus en plus livrées à elles-mêmes et, donc, pour certaines, à l’Ordre nouveau. Jusqu’à l’automne 1940, les juifs ne sont pas inquiétés. Les ordonnances allemandes du 28 octobre 1940 marquent le début de leur persécution, avec notamment l’enregistrement des juifs et leur exclusion de la fonction publique. Les autorités belges acceptent d’apporter leur collaboration passive à ces mesures, au mépris de l’article 46 de la convention de La Haye, qui impose à l’occupant de respecter, entre autres, les » convictions religieuses « . En réalité, la collaboration avec l’occupant sera plutôt » maximale « . Les communes ouvrent un registre pour les juifs, mais certaines – Seraing, par exemple – veillent à ce que tous les juifs se fassent bien connaître. Il n’y a pratiquement pas de cas de résistance. Dans les hôpitaux, les médecins juifs sont mis à l’écart. Il faut attendre la mi-1942 pour assister aux premiers refus de l’administration face à de nouvelles demandes allemandes, mais à Bruxelles, pas à Anvers.
Le tournant se situe à l’automne 1942, bien après l’imposition du port de l’étoile jaune, très impopulaire, et les grandes rafles à Bruxelles et Anvers, où la métropole se distingue tristement (lire l’interview de Rudi Van Doorslaer en page 19 ). Mais ce qui motive les nouvelles réticences administratives, c’est le travail obligatoire des Belges en Allemagne…
E Le sommet de la collaboration maximale est atteint à la veille des déportations, avec la mise au travail forcé de plusieurs milliers de juifs par une institution belge entièrement aux mains de l’Ordre nouveau : l’Office national du travail. Neuf convois partiront de Belgique, dont six d’Anvers, pour emmener ces travailleurs juifs réquisitionnés vers le nord de la France. Eux aussi finiront à Auschwitz. La collaboration administrative maximale n’est abandonnée que vers octobre 1942, au moment où l’occupant, dont les chances de victoire sont désormais sérieusement hypothéquées, franchit un seuil supplémentaire en déportant de jeunes travailleurs belges en Allemagne. A Londres, le gouvernement en exil ne condamne pas l’attitude des administrations restées en place, sauf l’ONT, qu’il considère comme un organisme de collaboration. La traque des juifs se poursuit, mais dans le détail. Un certain nombre d’entre eux passent dans la clandestinité. Beaucoup sont cachés.
Après la guerre, la répression des » inciviques » par la justice militaire parviendra difficilement à isoler le crime contre les juifs parmi d’autres exactions attribuées soit à des Allemands, soit à des Belges. Plus qu’un manque de volonté, vous pointez l’inadéquation de l’arsenal pénal…
E D’une part, la loi ne peut pas s’appliquer rétroactivement et, d’autre part, les responsabilités individuelles, indispensables en matière pénale, sont difficiles à distinguer d’une entreprise collective de persécution et de déportation. L’épuration administrative, elle, n’aura guère lieu. Seuls les éléments les plus voyants de l’Ordre nouveau seront jugés. Il ne fallait pas remettre en question l’Etat belge. Il n’y a pas eu non plus de pression de l’opinion publique : seuls 5 % des juifs étaient belges et des milliers de victimes n’étaient plus là pour se plaindre. Quant aux criminels de guerre belges ou allemands, beaucoup sont relâchés très tôt, parfois dès la fin des années 1940 pour les Allemands. Les persécuteurs de juifs ne sont pas traités différemment des autres collaborateurs. Ils représentent, aux yeux de l’époque, une variante de l’activisme antibelge.
A l’exception du démocrate-chrétien liégeois Antoine Delfosse, ministre de la Justice et de l’Information en exil, et de la députée socialiste Isabelle Blume, les Belges de Londres ne se préoccupent pas beaucoup des juifs de Belgique, semble-t-il ?
E Fin 1941, le gouvernement en exil rappelle que la Belgique est une terre d’accueil et que les discriminations fondées sur l’appartenance raciale sont contraires à la tradition de notre pays. Aucun message ne condamne l’administration qui collabore avec les Allemands sur la question juive. Les échos des déportations de l’été 1942 ne lui parviennent qu’à partir d’octobre 1942. Le gouvernement s’associe à des protestations internationales contre les camps de la mort. Mais il ne dit mot sur ce qui se passe en Belgique. Il faut attendre septembre 1943 pour que, sous l’impulsion d’Antoine Delfosse, un texte condamnant la collaboration aux persécutions juives soit rendu public. Les autorités britanniques avaient, semble- t-il, préféré ne pas insister afin de ne pas donner à la propagande allemande l’occasion d’argumenter que la guerre était faite pour le compte des juifs…
Marie-Cécile Royen et Pascale Gruber, avec Nathalie Rucquoy