Qui peut blanchir les dents des Américains ? La question divise au pays de l’oncle Sam, et oppose dentistes et entrepreneurs.
Steve Barraco et Taso Kariofyllis pensaient avoir reniflé le bon filon. En 2007, à l’aube de la crise financière, les deux amis ont ouvert un business florissant : un service de blanchiment dentaire au doux nom de Smile Bright. Leur produit – un gel applicable sur les dents activé par une lumière spéciale – permettait de blanchir la dentition en quelques minutes pour une petite centaine de dollars seulement. Les deux associés gagnaient » 50 000 à 70 000 dollars par mois » et employaient jusqu’à 50 personnes sur trois points de vente, situés dans des supermarchés de la banlieue de Princeton (côte est). Quand la crise s’est abattue sur les Etats-Unis, ils pensaient être à l’abri. » Dans les périodes de récession économique, déclarent-ils, les seules choses qui marchent sont l’alcool, le tabac et les dépenses esthétiques, car tout le monde veut avoir l’air beau. »
Mais la joie des deux entrepreneurs sera de courte durée. » Très rapidement, alors que nous grandissions, nous avons reçu la visite de dentistes, qui venaient pendant les horaires d’ouverture nous dire que nous n’avions pas le droit de faire ça. » Motif : un règlement adopté par la commission dentaire du Connecticut, un organisme public composé de dentistes, interdit aux non-dentistes la possibilité de proposer des services de blanchiment dentaire, qui relèveraient de la dentisterie. Le duo crie au scandale. » Les prix pratiqués par les dentistes étaient sept fois plus élevés que les nôtres ! Ils ont cherché à nous avoir ! Les dentistes ont voulu s’en mettre plein les poches au détriment des petits entrepreneurs et l’Etat les a laissés faire. » En 2009, Steve Barraco et Taso Kariofyllis reçoivent une lettre officielle du département de la Santé du Connecticut leur demandant de fermer Smile Bright. Ils s’exécutent. L’alternative ? Jusqu’à cinq ans de prison et 25 000 dollars d’amende.
Six ans ont passé. Les deux hommes, que nous rencontrons dans un café Starbucks de Princeton, à côté de la célèbre université, sont tous deux passés à autre chose. Mais ils ont décidé de poursuivre l’Etat du Connecticut en justice pour faire reconnaître l’inconstitutionnalité du règlement. Et ils ne sont pas les seuls. Des actions en justice similaires ont vu le jour dans l’Alabama, en Géorgie, en Caroline du Nord et dans d’autres Etats où la loi réserve l’accès au marché du blanchiment dentaire aux dentistes. De tels Etats sont de plus en plus nombreux. Depuis 2005, 14 d’entre eux ont adopté de telles restrictions et 25 commissions dentaires ont ordonné à des entrepreneurs du blanchiment de cesser leur activité.
Ces dossiers, qui font actuellement leur chemin dans les arcanes du système judiciaire américain, sont défendus par l’Institute for Justice (IFJ), une firme spécialisée dans les contentieux de justice économique. En 2013, l’IFJ a publié un rapport intitulé » White Out « , qui dénonce les méthodes de ce qu’elle appelle » le cartel dentaire « . Il faut dire que le marché du blanchiment des dents est juteux : il pèse 11 milliards de dollars par an aux Etats-Unis. » Ces méthodes ne sont pas propres aux dentistes, souligne Paul Sherman, l’avocat qui supervise les dossiers de blanchiment dentaire au sein de l’IFJ. Il y a de plus en plus de secteurs en dehors du dentaire où les corps professionnels veulent se protéger et exclure les non-professionnels. »
Le sort des blanchisseurs de dents est d’autant plus controversé qu’il touche à l’un des fondements de la société américaine : la liberté d’entreprendre. Le marché du blanchiment dentaire a décollé il y a une quarantaine d’années outre-Atlantique avec l’aide d’Hollywood. Dans les films en noir et blanc, les dents qui n’étaient pas parfaitement blanches paraissaient grises sur grand écran. Les acteurs devaient parfois, par contrat, porter des prothèses dentaires très blanches pour éviter toute imperfection à l’écran.Le fameux » Hollywood Smile » était né. Les fabricants de produits dentaires et les dentistes s’en sont emparés. La science a donné un coup de pouce formidable à cette tendance. En 1989, un article paru dans une revue scientifique a indiqué que de faibles quantités de peroxyde d’hydrogène, appliquées aux dents, pouvaient les blanchir. Les produits de blanchiment dentaires ont fait florès (tablettes, gels, pastilles, chewing-gums…). Les services de blanchiment ont fleuri en dehors des cabinets dentaires, dans les supermarchés, les spas ou les salons de coiffure.
C’est le cas de Joyce Osborn Wilson, une entrepreneuse de l’Alabama qui a lancé une solution de blanchiment dentaire à base de gel, vendue dans des spas disséminés aux Etats-Unis. Son produit, affirme-t-elle, avait l’avantage d’être sûr, rapide et peu coûteux. » Les dentistes dans l’Alabama faisaient payer jusqu’à 1 400 dollars pour blanchir les dents. Beaucoup de personnes ne pouvaient pas payer cette somme « , raconte-t-elle. Mais en 2011, elle doit cesser de vendre son produit dans l’Etat du sud en raison du passage d’une loi, poussée par les dentistes locaux, interdisant aux non-dentistes la possibilité d’offrir des services de blanchiment. » J’étais furieuse. J’ai décidé de me battre. » Elle s’est entourée d’autres commerçants, d’un chargé de relations publiques et d’un avocat. Son dossier est toujours en cours d’examen devant la Cour suprême de l’Alabama.
L’American Dental Association (ADA), la principale association de dentistes aux Etats-Unis, met en avant l’argument de sécurité sanitaire. » Un examen buccal approfondi, réalisé par un dentiste licencié, est essentiel pour déterminer si le blanchiment est nécessaire et si le patient a d’autres problèmes de santé buccale qui pourraient affecter sa décision de blanchir ses dents ou de réaliser d’autres traitements « , souligne l’ADA dans un communiqué. Dentiste depuis plusieurs décennies, James Gutmann, de l’American Academy of the History of Dentistry, a vécu l’explosion de l’industrie du blanchiment dentaire en première ligne. » Les individus qui font du blanchiment dentaire dans leur coin n’ont aucune idée des dangers potentiels. Ils sont en train de changer la structure de leurs dents. Ils viennent chez leurs dentistes avec l’émail endommagé, des problèmes de récession de gencive et des douleurs. Ils ont des dents blanches mais on doit leur faire des couronnes et d’autres opérations pour rectifier les problèmes, résume-t-il. Les blanchisseurs de dents non professionnels ne comprennent pas la biologie de ce qu’ils proposent. »
Aucun des blanchisseurs de dents rencontrés n’a de formation dans la dentisterie. En revanche, ils rejettent les accusations de dangerosité, arguant qu’ils utilisent des produits approuvés par la FDA, l’agence fédérale de la santé, et qu’ils sont eux aussi en mesure de prodiguer des conseils aux clients. En février dernier, les entrepreneurs du blanchiment dentaire ont remporté une belle victoire judiciaire. La Cour suprême des Etats-Unis, saisie d’un cas de fermeture d’un service de blanchiment à la suite de la décision d’une commission de dentistes en Caroline du Nord, a donné raison aux plaignants. Motif : la commission visée par la plainte était composée quasi exclusivement de dentistes choisis par l’industrie (et non l’Etat) et n’avait donc pas le droit de demander à un commerçant de fermer boutique. » C’est une victoire nette pour la liberté économique « , se félicite Paul Sherman, de l’Institute for Justice. Mais qui ne règle pas tout. Quid des Etats où le blanchiment dentaire par les non-professionnels est interdit par la loi ? Paul Sherman s’attend à un retour de bâton. » Il y a une sérieuse possibilité pour que les commissions de dentistes cherchent à faire passer de nouvelles règles pour se protéger, en agissant sur la réglementation des produits ou la loi. Mais il est encore trop tôt pour le dire. »
Par Alexis Buisson, à New York – France USA Media