Le gouvernement français doit-il rattacher Nantes et la Loire-Atlantique à la Bretagne ? La question divise les Bretons. Entre, d’un côté, ceux qui brandissent le respect de la diversité culturelle et, de l’autre, ceux qui redoutent un repli identitaire.
Ce sont deux scènes apparemment contradictoires. La pre- mière se déroule le 9 mai 2009. Ce jour-là, le Stade rennais affronte l’En Avant Guingamp en finale de la Coupe de France de football. Dans les tribunes du stade de Saint-Denis, près de Paris, alors que les bagadou font résonner cornemuses, bombardes et percussions, flottent au vent des milliers de Gwenn ha Du, les bannières bretonnes aux bandes noires et blanches. Pour un peu, on croirait sentir les embruns…
Hasard du calendrier, c’est à Guingamp que, le 10 octobre de la même année, l’équipe de France de football a rendez-vous pour affronter les îles Féroé. Les supporters sont de nouveau presque tous originaires de la péninsule, mais cette fois, ils arborent… le drapeau tricolore. Paradoxal ? Non : révélateur. » Je me sens tout à la fois breton, français et européen « , témoigne Erwann Le Pors, 32 ans, fan du Stade brestois.
Ces derniers mois, Erwann y a cru dur comme fer. Quand le gouvernement français a lancé sa réforme territoriale, il était convaincu que l’heure de la réunification de la Bretagne avait enfin sonné. Avant de déchanter. Puis de se mobiliser. Comme beaucoup d’autres, il s’est rendu à Nantes le 27 septembre pour la plus grande manifestation jamais vue sur ce thème : 13 000 personnes selon la police, 30 000 selon les organisateurs ! C’est qu’ici le débat n’est pas institutionnel : il est culturel, identitaire, » tripal « , même.
Petit rappel à l’intention de ceux qui ne connaîtraient pas l’histoire de France sur le bout des doigts. Du XIe au XVIIIe siècle, avant comme après son rattachement au royaume en 1532, le territoire breton a connu des contours stables, couvrant une zone correspondant aux quatre départements de la région administrative actuelle (Finistère, Morbihan, Côtes-d’Armor, Ille-et-Vilaine) et à l’essentiel de la Loire-Atlantique (voir la carte). Seulement voilà : lorsqu’il s’est agi de découper les régions, après la Seconde Guerre mondiale, ce dernier département a été rattaché aux Pays de la Loire. Dès lors, un sentiment d’injustice s’est forgé, qu’a renforcé le refus de François Hollande et de Manuel Valls de procéder à la réunification. Laquelle, selon tous les sondages, est loin d’être revendiquée par seulement quelques illuminés : une majorité de Bretons y sont favorables, y compris en Loire-Atlantique.
Mais faut-il prendre en compte l’Histoire pour dessiner les nouvelles régions françaises ? » Surtout pas, tempête Jacques Auxiette, le bouillant patron socialiste des Pays de la Loire. Il serait absurde de dépecer un territoire comme le nôtre, alors qu’il obtient des résultats remarquables. Nous avons l’un des taux de chômage les plus bas du pays ! » Il n’est pas seul à penser ainsi. L’économiste Maurice Baslé est l’un des meilleurs connaisseurs de la géographie française. Et sa conviction est tranchée. » Si l’on veut créer des régions dotées de réels pouvoirs économiques, la meilleure méthode consiste à se calquer sur les déplacements des Français, les échanges entre les entreprises, les relations entre les collectivités locales « , explique-t-il. Ce qui débouche, dans l’Ouest, sur un constat limpide : » La Mayenne est tournée vers Rennes tandis que l’Anjou et la Vendée fonctionnent avec Nantes. Il est donc logique d’opter pour une union Bretagne-Loire, en associant aux quatre départements bretons actuels tous ceux des Pays de la Loire. Seule la Sarthe doit en être écartée, car elle regarde plutôt vers Paris et Alençon. »
De fait, les collaborations entre ces deux régions voisines foisonnent. Le premier groupe laitier et fromager mondial, Lactalis, implanté en Mayenne, se fournit en partie chez les éleveurs bretons. L’Institut Jules-Verne, à Nantes, spécialisé dans les matériaux du futur, travaille avec des entreprises de la Vendée, de Maine-et-Loire, du Morbihan et d’Ille-et-Vilaine. Même des groupes privés comme Adecco, le Crédit foncier ou Sodexo associent spontanément Bretagne et Pays de la Loire. » Evidemment, tout cela montre que nous travaillons déjà ensemble sans appartenir à la même région, reconnaît Benoît Cailliau, président du conseil économique, social et environnemental régional des Pays de la Loire. Mais, unis, nous gagnerions en efficacité. »
La messe serait donc dite. Puisque le gouvernement veut diviser le nombre de régions par deux, la fusion de la Bretagne et des Pays de la Loire paraît aller de soi. Sauf que…
Trois objections au moins peuvent être opposées à ce raisonnement. Tout d’abord, l’intensité des coopérations entre Bretagne et Pays de la Loire est en partie artificielle. Nombre d’entre elles correspondent en fait à des relations entre la Bretagne administrative et… la Loire-Atlantique, ce qui apporte plutôt de l’eau au moulin des partisans de la réunification.
Dans une économie mondialisée, les identités régionales peuvent devenir des atouts
Ensuite, il reste à prouver que de grands territoires seraient plus efficaces. Or, rien n’est moins sûr. Non seulement les régions françaises sont déjà les… plus grandes en superficie de l’Union européenne (après les espagnoles), mais on n’observe aucun lien entre la richesse par habitant et la taille des collectivités. A défaut, les cantons suisses, avec une moyenne de 300 000 habitants tout au plus, ne seraient pas si prospères ! Au demeurant, avec 34 000 kilomètres carrés et 4,6 millions d’habitants, la Bretagne réunifiée disposerait de cette supposée taille critique.
Enfin et surtout, les identités régionales ne sont pas forcément les ennemies de la modernité. Dans une économie mondialisée, beaucoup les considéreraient plutôt comme… un atout. » Voyez les performances de la Catalogne ou de la Bavière ! » souligne le géographe Jacques Lévy.
La Bretagne, à sa manière, en apporte aussi la démonstration. Un exemple ? Une bouteille classique en apparence, à ceci près qu’elle s’appelle Breizh Cola et qu’elle affiche sur son étiquette le logo » produit en Bretagne « , censé garantir aux consommateurs son origine locale et sa qualité. Avec un effet direct sur les ventes : dans la région, Breizh Cola est devenu le… n° 2 du marché, devant Pepsi !
Ce sont des patrons qui, voilà une vingtaine d’années, ont eu l’idée de faire appel à la fibre identitaire des consommateurs – y compris dans la Loire-Atlantique. » Ils se sont dit que, si, en faisant ses courses, un Breton avait la certitude d’acheter un produit fabriqué ou transformé sur place, il le choisirait peut-être pour favoriser l’emploi local « , raconte Malo Bouëssel du Bourg, son directeur. Le succès a dépassé leurs espérances. » C’est un super-accélérateur de ventes « , témoigne Hervé Harnois, de la laiterie artisanale Ker Ronan.
A entendre ces chefs d’entreprise, la réunification de la péninsule ne serait donc pas un combat passéiste, mais le meilleur moyen de développer l’emploi. » Nous avons la chance de disposer d’une marque formidable, connue jusqu’au Japon, et nous devrions la perdre dans le cadre d’une fusion avec les Pays de la Loire ? C’est insensé ! » souligne Alain Daher, président de la chambre de commerce et d’industrie de Bretagne. Un point de vue partagé par de nombreux experts, comme le politologue Romain Pasquier, spécialiste des pouvoirs locaux. » Pour qu’une région marche, il ne suffit pas d’additionner des PIB : il faut créer les conditions d’une collaboration fructueuse entre élus, patrons, artistes et syndicalistes, qui sera porteuse à son tour de solidarité et d’innovation. Ce n’est possible que si l’on s’appuie sur un socle culturel commun. »
Si l’identité n’est pas forcément l’ennemie de l’emploi, il reste la question qui fâche. Tout cela ne sent-il pas son repli communautariste, sa » terre qui ne ment pas » et autres mauvais souvenirs ? » Ce retour des sentiments identitaires m’inquiète « , avance ainsi Jacques Auxiette. Une méfiance que, selon plusieurs sources, partagerait le Premier ministre, Manuel Valls, alarmé par l’irrédentisme de sa Catalogne d’origine.
Cette thèse a le don d’agacer le député PS du Finistère Jean-Jacques Urvoas. » Contrairement à l’image qu’ont pu donner les Bonnets rouges, il n’y a pas de repli identitaire en Bretagne, ou alors seulement de manière marginale. Voyez le bagad de Quimper : deux de ses sonneurs sont d’origine martiniquaise ! » L’histoire électorale lui donne raison : la Bretagne est l’une des régions où l’on vote le moins pour le Front national et le plus en faveur de l’Europe. Comme marqueurs d’enfermement, on a vu pire…
Pourquoi, dès lors, la réunification bretonne ne réussit-elle pas à s’imposer ? Tout simplement parce qu’elle se heurte à plusieurs obstacles qu’elle ne parvient pas à lever. Le premier réside dans la volonté du gouvernement français d’aller vite en réunissant les régions » bloc à bloc » et en refusant de raisonner département par département. Il était certes prévu un » droit d’option « , censé assouplir la règle, mais il est pour l’instant inopérant.
Le deuxième réside dans l’opposition farouche des Pays de la Loire, qui n’ont nulle intention de perdre, avec la Loire-Atlantique, leur seule métropole et leur principal gisement de richesses. » Les Bretons ne peuvent pas raisonner seuls : nous cherchons à élaborer une carte pour toute la France ! » souligne une source gouvernementale.
Le troisième obstacle se nomme Jean-Marc Ayrault. L’ancien Premier ministre français, qui fut de 1989 à 2012 un grand maire de Nantes, a toujours vu sa ville comme la capitale d’un (très) » Grand Ouest « . Dans ces conditions, pas question pour lui de la laisser enfermer dans un réduit breton ! » Le rayonnement de Nantes ne se limite pas à la Bretagne : il s’exerce sur l’ensemble de la grande région Bretagne-Pays de la Loire « , indique-t-il au Vif/L’Express. Aussi a-t-il pesé de tout son poids pour empêcher la réunification. Avec succès.
Le dernier obstacle est sans doute le plus redoutable de tous : la Bretagne se situe… en France. En effet, depuis l’origine, la République se méfie des particularismes régionaux. Au nom d’une certaine conception de l’universalité – et pour faire tenir ensemble un pays culturellement disparate -, l’Etat a toujours refusé de reconnaître les communautés, quitte à malmener la diversité culturelle. D’où ce paradoxe : si la force de l’identité bretonne est le meilleur argument des défenseurs de la réunification, elle est aussi leur plus grande faiblesse.
Par Michel Feltin-Palas