Koen Geens et le Far West de la Justice

La Justice est exsangue. Ce vendredi 20 mars, elle demande un répit budgétaire au gouvernement. Le CD&V Koen Geens va-t-il réussir à la moderniser tout en lui imposant des économies ? La stratégie d’un ministre pris entre deux feux.

A la tête de la Justice, le ministre Koen Geens (CD&V) recommande à qui veut l’entendre Butcher’s Crossing, un roman du grand écrivain américain John Williams. Au sortir de l’université, en 1870, son héros débarque dans un petit village perdu du Kansas, Butcher’s Crossing. Il décide de participer à une expédition de chasse aux bisons dans les Rocheuses du Colorado. Il en tue un maximum, en oubliant qu’il doit encore ramener les peaux pour les vendre. Alors, l’hiver le surprend dans les montagnes. Au printemps, il revient à Butcher’s Crossing, après de terribles épreuves dans la nature sauvage, et découvre qu’avec le chemin de fer, le monde a irrémédiablement changé.

Une métaphore astucieuse de la Justice, incapable de mesurer ses efforts en vue du but à atteindre, qui trop embrasse mal étreint et se moque du facteur temps qui réduit à néant les procédures judiciaires par dépassement du délai raisonnable ou rend la sanction inopérante parce que trop tardive. Si tel est bien le message, Koen Geens devrait distribuer Butcher’s Crossing à pleines mains car la Justice est en train d’imploser. Et même pas en silence…

Ce vendredi 20 mars, au palais de justice de Bruxelles, tous les acteurs judiciaires (avocats, magistrats, greffiers et membres des personnels des greffes et des parquets, experts judiciaires) feront grand bruit pour protester contre le régime d’austérité imposé par le gouvernement Michel qui entend imposer à la Justice une diminution de budget de 10 % en l’espace de quatre exercices budgétaires : 4 % en 2015, puis 2 % en 2016, en 2017 et en 2018. Or le SPF Justice, qui comprend aussi les prisons, les cultes et la Sûreté de l’Etat, est déjà à l’os.

Foin de calculs de boutiquiers, les acteurs judiciaires placent, cette fois, le débat sur le terrain de la philosophie politique.  » La Justice, ce n’est pas qu’un SPF (NDLR : service public fédéral). C’est, avant tout, l’un des trois pouvoirs constitutionnels sur lequel se fonde notre Etat démocratique « , édicte Me Patrick Henry, président d’Avocats.be, l’Ordre des barreaux francophones et germanophone. Manuela Cadelli, présidente de l’Association syndicale des magistrats (ASM) et du tribunal correctionnel de Namur, va un pont plus loin, au risque de réveiller la  » guerre des pouvoirs « . Latente depuis l’affaire Dutroux, quand l’Intérieur et la Justice se rejetaient la responsabilité des dysfonctionnements, et l’affaire Fortis, lorsqu’une déclaration intempestive du président de la Cour de cassation, Ghislain Londers, a fait chuter le gouvernement Leterme.

La présidente de l’ASM met au défi le monde politique de diminuer son train de vie – en supprimant les provinces ? – pour rétablir l’équilibre entre les trois pouvoirs. Les divers parlements et gouvernements de la Belgique fédérale ont droit à des bureaux très convenables, voire luxueux, du personnel en nombre, une informatique performante, des voitures de fonction, de coquets budgets de fonctionnement et de voyage… Le pouvoir judiciaire, lui, vit quasiment au XIXe siècle, dans des locaux délabrés (du moins en Wallonie), avec des bouts de ficelle et un cadre incomplet. En toute illégalité, d’ailleurs.  » Le ministre de la Justice tarde délibérément à publier les places vacantes pour faire des économies sur le salaire des magistrats, détaille la magistrate. Il faut que l’opinion publique le sache bien : l’austérité va nous empêcher de relever le défi terroriste et celui de la délinquance économique et financière.  »

Un habitué du pouvoir

Message de mécontentement bien reçu au cabinet de la Justice ? Professeur de droit fiscal et de droit des sociétés, adoré de ses étudiants de la KUL, avocat du cabinet d’affaires Eubelius (Louvain), Koen Geens a débarqué dans le précédent gouvernement, dirigé par Elio Di Rupo (PS), avec l’aisance d’un habitué du pouvoir. Aux Finances, il a lancé une réforme bancaire aux résultats mitigés mais il ne s’est fait aucun ennemi. A la Justice, un concert de louanges l’a immédiatement accueilli. L’homme est porteur de grands espoirs. Après la non-juriste Annemie Turtelboom (Open VLD) et son légendaire autisme, enfin quelqu’un qui connaissait la boutique sur le bout des doigts et qui savait prendre ses interlocuteurs par les oreilles, en les écoutant avec affabilité, puis en orientant leurs lectures. Dites-moi ce que vous lisez, je vous dirai qui vous êtes. L’homme fait souffler l’Esprit, c’est déjà ça. Il est transparent, modeste et diplomate.

Mais cette heureuse entrée en matière ne suffit pas. Le prochain contrôle budgétaire, à la fin du mois de mars, sera décisif. Lutte anti-terroriste oblige, les ministres de la Justice, de l’Intérieur et de la Défense auraient introduit des demandes de nouvelles dépenses pour un montant de 800 millions d’euros, dont une grande partie, dit-on, destinés à la Justice. De fait, le projet du cabinet Geens se traduirait, non par les économies attendues (4 %) mais par une augmentation des dépenses (+ 9,6 %),  » sans aucune perspective de diminution structurelle des frais « , a cafté l’Inspecteur des Finances. A la fin de l’année 2014, le déficit cumulé de la Justice atteignait déjà les 100 millions d’euros…

Que pouvait donc Koen Geens face à cette Justice réputée rigide ? Il a commencé par écouter tout son monde, en reconnaissant les  » zones de problème « . Cette sortie du déni a déjà fait du bien. Il a écouté les doléances, réclamé des propositions. Il a revu les acteurs de la Justice, s’est assuré de les avoir compris. Première étape. Il a ensuite décrit son projet : une justice plus simple, plus rapide et moins coûteuse. C’était la deuxième étape, tout aussi évidente que la première. La troisième s’annonce plus ardue : pour obtenir de l’argent supplémentaire de ses pairs du gouvernement (où il n’est pas vice-Premier), il veut prouver qu’il peut en économiser ou démontrer que la Justice en rapporte.

Comparé aux autres pays européens, la Justice belge coûte peu : 0,7 % du produit national brut contre une moyenne européenne de 2,2 % (4 % dans les pays environnants). Ce qu’on sait moins, c’est qu’elle met du beurre dans les épinards de l’Etat. Les amendes, les droits de greffe, les confiscations et le produit des transactions pénales sont directement versés au Trésor. Impossible de savoir à quelle hauteur : c’est le secret le mieux gardé des Finances… Un indice : Koen Geens a reconnu récemment que la loi tant décriée sur la transaction pénale avait fait rentrer 80 millions d’euros dans les caisses de l’Etat en 2014. Les biens saisis (dont certains seront confisqués définitivement au terme d’une longue procédure) représentent, eux, quelque 500 millions d’euros.

La Lituanie et le Rwanda plus avancés que la Belgique

Tout en jurant sa fidélité à l’accord de gouvernement, le ministre de la Justice considère cependant qu’il faut desserrer l’étau.  » Il se rend bien compte que ce n’est pas possible de réaliser immédiatement 4 % d’économie, rapporte Patrick Henry. Il nous a dit qu’il espérait pouvoir étaler l’effort différemment. Moins 1 % en 2015, – 2 % en 2016, – 3 % en 2017 et – 4 % en 2018. Pour obtenir cet étalement, il doit pouvoir mettre en place des réformes générant des économies et il nous a demandé d’y collaborer. Les avocats n’ont pas dit : bravo, super, Monsieur le Ministre ! Mais l’Orde van Vlaamse Balies et Avocats.be ont accepté de s’inscrire dans cette démarche, en doutant que les propositions sur la table puissent aboutir à des économies aussi importantes…  »

L’informatisation de la Justice est un préalable indispensable.  » La Lituanie, le Rwanda et la France sont plus avancés que nous en la matière, appuie Me Henry. Les services des greffes continuent à travailler en dépit de tout bon sens, sans informatique ou avec une informatique préhistorique. Les frais postaux qu’assume le SPF Justice s’élèvent à 28 millions d’euros. Sans parler de ceux que les autres administrations exposent pour adresser des plis à la Justice.  » Les magistrats et les justiciables ne sont pas les seuls impactés par cette misère. Elle touche toutes les professions judiciaires.  » Nos stagiaires passent des avant-midi entières à aller déposer des conclusions aux greffes des tribunaux avant la fermeture de ceux-ci, illustre Patrick Henry. Quelle gabegie ! Et les avocats pro deo sont de moins en moins payés.  » Chaque professionnel de la justice pourrait ajouter son grain de sel. Sur le mode solennel : le blocage imminent annoncé en grande pompe par les plus hauts magistrats du ressort de la cour d’appel de Liège. Ou trivial : les femmes de ménage qui, à Namur, glissent le courrier dans les dossiers.

La balle est dans le camp du gouvernement.  » Le ministre de la Justice n’est plus un interlocuteur, tranche la présidente de l’ASM. Il n’est pas, non plus, notre adversaire. Il est courtois, civilisé, mais on a bien compris qu’il est impuissant. Si nous n’obtenons pas une rallonge budgétaire, c’est l’Etat de droit qui est menacé et c’est le service aux citoyens qui n’est plus rendu. La magistrature a sa part de responsabilité. Elle n’a pas beaucoup protesté quand on lui manquait de respect, ainsi qu’aux justiciables. Aujourd’hui, le troisième pouvoir constitutionnel ne peut plus exercer ses missions. L’équilibre constitutionnel entre les trois pouvoirs est rompu.  »

Avec un peu de chance, et en moins de trois ans, le ministre de la Justice pourrait laisser une trace dans son département en lançant des réformes de fond synonymes d’économies : le toilettage des procédures pénales et civiles, la réduction des cours d’assises, l’évolution du rôle du juge d’instruction. Sera-ce suffisant pour empêcher le blocage de l’institution ? Sur sa carte de voeux 2015, Koen Geens renvoyait à son auteur fétiche, John Williams :  » Ce n’est pas sur les conséquences des décisions qu’ils prennent que les gens se trompent, mais sur la facilité avec laquelle ils vont en supporter les conséquences.  » Un avertissement tout en finesse.

Par Marie-Cécile Royen

 » Le troisième pouvoir constitutionnel ne peut plus exercer ses missions. L’équilibre constitutionnel entre les trois pouvoirs est rompu  »

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