Le Kenya fait rêver. Paysages sublimes et safaris. Mais, à Kibera, aux portes de Nairobi, tout est réuni pour rendre la vie sans espoir : insalubrité, maladies, violence… Reportage dans le plus grand bidonville d’Afrique de l’Est
Le premier choc est olfactif. Avant même de s’enfoncer dans le labyrinthe de ruelles jonchées d’immondices et de sacs en plastique, l’odeur pestilentielle vous assaille. Il pleut, ce jour-là, sur Kibera. Une averse d’une violence surprenante en ce début de saison sèche. Les premières habitations du bidonville franchies, on marche dans un mélange glissant de boue, d’ordures et d’excréments. Les chèvres ont délaissé les détritus pour se mettre à l’abri le long des cases aux murs de terre. Des femmes épongent l’eau noirâtre qui envahit le sol de leur logement et y déposent des bassins en plastique pour récolter la pluie qui transperce les toits en tôle ondulée. Les petits marchands de rue ont provisoirement abandonné leurs étals de maïs, de chaussures ou de bijoux de style masaï. Bravant les intempéries, des écoliers enjoués en uniforme british hèlent le mzungu, le visiteur » blanc « , avec les trois mots d’anglais qu’ils connaissent : » How are you ? »
Philip Rajab, 26 ans, qui nous guide dans Kibera, le plus grand des 200 bidonvilles de Nairobi, met en garde contre les pièges du sentier inondé. Comme chaque mercredi midi, ses cours au centre-ville terminés, l’étudiant rentre à pied dans sa banlieue, au sud-ouest de la capitale kényane, où l’attendent sa femme et son bébé. Né dans le bidonville, le jeune papa anime, chaque week-end, une petite association qui réunit les bonnes volontés disposées à nettoyer les rues de Soweto East, le quartier de Kibera où il habite, et dont le nom fait référence au célèbre bidonville sud-africain. Nous quittons le chemin principal pour descendre sur la rive d’un lac envahi par la végétation. » Quand j’étais gosse, j’allais nager sur ce plan d’eau artificiel, le Nairobi Dam, où naviguaient des voiliers, se souvient-il. Mais le lac est aujourd’hui complètement pollué et son niveau a baissé. De même, nos ruisseaux sont devenus des égouts à ciel ouvert et les rares espaces libres de la cité sont envahis par des décharges sauvages. La ville n’organise pas de collecte de poubelles à Kibera. Les autorités nous ont abandonnés. En réalité, les habitants de Nairobi qui ne résident pas dans un bidonville ne nous connaissent pas, ne mettent jamais un pied ici, ou même nient notre existence. »
Ville dans la ville
Le jeune homme a vécu l’explosion démographique du bidonville, qui accueillait 50 000 personnes en 1968, 200 000 en 1978 et plus de 750 000 aujourd’hui, soit un cinquième de la population de la capitale. A lui seul, Soweto East, l’un des douze secteurs de cette ville dans la ville, compte 70 000 habitants et quelque 12 000 logements. Chaque jour, l’exode rural amène de nouveaux venus à Kibera, dont la superficie ne dépasse pas 250 hectares. » C’est comme si toute l’agglomération liégeoise était concentrée dans le centre-ville de Huy « , remarque Tony Roupin, un ancien stagiaire belge au siège de l’ONU à Nairobi, auteur d’un mémoire consacré à la réhabilitation du bidonville (contact : kibera.kenya@ hotmail.com).
Coincé entre un immense terrain de golf très soigné, au nord, le lac Nairobi Dam, au sud, et des quartiers résidentiels, à l’ouest, Kibera n’a plus pu s’étendre depuis un quart de siècle. L’espace disponible doit être subdivisé pour accueillir les migrants. » Famille et amis se regroupent dans un même quartier, explique Philip. Il y a dix ans, mon père m’a aidé à construire ma case près de la sienne. »
On y arrive au c£ur d’un dédale de baraques de terre séchée, de branches et de tôle. La femme de Philip, Joyce, s’affaire dans l’unique pièce, exiguë, occupée pour moitié par le lit commun. Le papa saisit à bout de bras sa fille, Emma, âgée d’à peine 6 mois. La gosse ouvre de grands yeux étonnés. Sa mauvaise toux révèle une bronchite. Dans un coin sombre, on devine un petit réchaud, une marmite et quelques ustensiles de cuisine rangés sur une tablette. Mais ce qui frappe le plus, c’est la puanteur et l’humidité des lieux – un ruisseau-égout coule à deux pas -, infestés de moustiques. La malaria, le choléra et la diarrhée sont des maladies courantes à Kibera, où la quête d’une eau qui n’est même pas potable est une tâche quotidienne et coûteuse. La s£ur cadette de Philip, Regina, 20 ans, mère d’un enfant, est décédée le 28 septembre de la typhoïde. » Elle était à l’hôpital depuis huit jours, confie Etienne Triaille, un prêtre belge ami de la famille. Nous sommes allés la voir, mais elle était déjà très faible. La pauvreté tue… »
Retour au village
La famille est originaire de Kendu Bay, près du lac Victoria, dans l’ouest du pays. Le père et ses fils ont quitté la maison de leurs ancêtres pour tenter l’aventure à Nairobi, l’exploitation agricole ne leur apportant plus les ressources suffisantes. Le père travaille depuis une trentaine d’années dans une usine de savon de la capitale. Son salaire, 55 euros par mois, n’a jamais été augmenté. La mère et plusieurs s£urs de Philip sont restées à Kendu Bay, à huit heures de bus de la capitale. » Une fois par an, je leur rends visite, raconte-t-il. Je participe alors aux récoltes et m’occupe de la vente du blé, du maïs et de la canne à sucre. » Le trajet aller-retour coûte 8 euros. Pour couvrir la dépense, le jeune homme vend au village du savon artisanal fabriqué par son père à Kibera.
Parmi la population du bidonville, rares sont ceux qui, comme Philip, sont propriétaires de leur logement. Près de 95 % des familles paient un loyer dont le montant varie de 6 à 12 euros par mois, selon la qualité de la construction, sa dimension, l’accès à l’eau, à l’électricité ou la proximité de toilettes publiques. » Soweto East compte à peine 150 latrines pour les 70 000 habitants, indique Tony Roupin. Vu cette carence, il n’est pas rare que les gens doivent marcher cinq à dix minutes pour s’y rendre. » Mais, après 19 heures, quand la nuit est tombée, sortir de chez soi devient dangereux. D’où la généralisation du phénomène des flyings toilets (toilettes volantes) : les habitants sont obligés de se » soulager » à domicile dans de petits sachets en plastique jetés ensuite aussi loin qu’ils le peuvent vers les allées ou sur le toit de leur maison. Et gare aux passants !
Bandes criminelles
» C’est inhumain et criminel de construire des logements sans toilettes et de s’attendre à recevoir des loyers « , clame l’ancien ministre Raila Odinga, chef de file de l’opposition kényane, qui a décidé de faire de Kibera un enjeu politique dans l’optique de l’élection présidentielle de 2007. Ces dernières années, des affrontements parfois mortels ont opposé des habitants du bidonville à leurs propriétaires et aux forces de l’ordre. Un ras-le-bol provoqué par le niveau jugé abusif des loyers perçus par des nantis, soucieux de préserver un système qui leur rapporte gros. » Les conflits financiers sont attisés par des politiciens locaux, qui jouent aussi des intrigues entre ethnies rivales, explique Philip. Pour se prémunir contre des razzias nocturnes des gangs armés, nous installons des barrages entre les cases afin d’isoler le quartier. »
Le crime organisé a des prétentions sur chaque produit vendu au marché de Kibera. Mais l’insécurité est liée aussi à la consommation de drogue – du haschisch, de la beu, de la colle – et, surtout, de bière locale, appelée chang’aa. Cet alcool frelaté, illégal au Kenya, est très apprécié dans les milieux populaires. L’an dernier, une cinquantaine de personnes sont mortes à Nairobi après avoir bu la boisson, mélangée à du méthanol. Les hommes du bidonville s’entassent dans des bars de fortune pour boire cette local brew bon marché, fabriquée sur place, et flirter avec les prostituées. La prostitution et les violences sexuelles sont endémiques à Kibera, où le virus du sida fait des ravages. D’autant que rares sont les malades qui bénéficient d’un traitement, malgré la présence de trois dispensaires de MSF et d’une clinique spécialisée.
Sur les rails
Organisations humanitaires, groupes £cuméniques et ONG locales gèrent une pléthore de projets destinés à réduire la misère du bidonville. Mais les habitants voient ces initiatives avec un certain cynisme, car elles n’ont pu améliorer sensiblement leurs conditions de vie. Philip nous montre le petit pont en béton édifié récemment au-dessus de la rivière qui traverse Soweto East. Serait-ce le début des grands travaux de réhabilitation programmés par l’ONU et le gouvernement (p. 80) ? » Non, c’est un politicien qui, en prévision des élections, veut montrer qu’il a fait quelque chose pour nous « , répond un vendeur de cigarettes. » Trop souvent, signale le responsable d’une ONG kényane, UN-Habitat et les autres agences onusiennes présentes à Kibera ne prennent pas la peine de se concerter avant de lancer des projets comme la réfection d’un terrain de football, la fourniture d’eau ou la construction d’égouts. »
Foot et kung-fu
Le soleil a refait son apparition. Des gamins sortent du cinéma local, une baraque équipée de quelques bancs et d’un poste de télé, où l’on diffuse tout au long de la journée de vieux films de kung-fu ou des matchs du championnat anglais de football. De l’intérieur des barber shops, les salons de coiffure, parvient une musique tonitruante. Le long de la voie ferrée Mombasa-Nairobi-Kisumu, qui coupe en deux le bidonville, se tient le grand marché. On y vend des sacs de charbon et du kérosène pour se chauffer. Des femmes préparent l’ ugali, le plat traditionnel à base de farine de maïs. Ici, les oranges s’achètent pour 2 shillings pièce contre 5 en ville. » Malgré tout, il y a une joie de vivre et une solidarité exemplaire à Kibera « , estime Tony Roupin. Dès 6 heures du matin, des dizaines de milliers d’habitants parcourent les rails à pied pour se rendre au travail, dans la zone industrielle de Nairobi ou plus loin encore. Et, presque chaque nuit, quelqu’un y meurt dans l’obscurité, emporté par le train. On y dépose aussi les victimes des bagarres, dont on veut se débarrasser.
Aidé financièrement par sa famille, Philip Rajab a repris des études, après six années d’interruption. Sélectionné par la faculté polytechnique, il achève sa première année en novembre et rêve de devenir ingénieur civil. Afin, dit-il, de construire de vraies maisons. » Je suis le plus âgé de ma classe. Mais je veux prouver à tous qu’un gars des bas-fonds peut aussi réussir. »
Olivier Rogeau