Quand l’art contemporain s’invite dans un lieu patrimonial chargé d’histoire et de symboles, certains crient au scandale. Mais si les installations d’Anish Kapoor au château de Versailles ont fait parler d’elles avant même le début de l’exposition, l’artiste assume. Analyse.
En 2011, Anish Kapoor (né en 1954 à Mumbaï) avait investi le Grand Palais à Paris avec une gigantesque sculpture gonflable couleur sang dans les entrailles de laquelle le visiteur, englouti, demeurait sans voix. Comment, quatre ans plus tard, allait-il faire mieux en répondant à l’invitation du château de Versailles ? D’emblée, son parti pris fut clair. A la différence de Jeff Koons et son homard géant pendu dans la Galerie des glaces ou encore de Murakami et ses joyeux mangas, il n’investirait pas l’intérieur du château (même s’il se réservait un coin dans la Salle du jeu de paume) mais les jardins de Le Nôtre dont il retenait les aspects visuel et symbolique.
Perspectives et allégorie du pouvoir
Le tracé du parc est en effet soumis à une ordonnance aussi claire que centralisée. Pourtant, limité par ce tressage prévisible, l’espace perspectif n’en livre pas moins une sensation d’infini. Or, ce double caractère, fermé et ouvert, habite à son tour, tout en inversant l’effet produit, l’esthétique de deux sculptures miroirs. Dans le parc, l’une d’elle, ayant pris la forme d’une parabole, recueille des fragments du ciel ennuagé. L’autre, installée sur une terrasse, se présente comme un vaste mur ondulant. Composé de centaines de rectangles d’acier inoxydable soudés puis meulés et polis à la perfection, il aspire tout autour de lui, y compris l’ordonnance des jardins et ses passants aussitôt déformés, avalés, dissous.
Kapoor sait aussi combien les jardins de Le Nôtre sont soumis à un projet politique qui s’explicite non seulement par l’organisation orthogonale du parc mais aussi à travers les commandes statuaires qui rythment le jardin. En effet, tout renvoie, par allégories interposées, au pouvoir du Roi-Soleil, épicentre du monde. L’évocation commence dès la terrasse d’apparat où de part et d’autre, deux vases, dits de la guerre et de la paix, annoncent la couleur. Sur les bords des deux bassins suivants, les sculptures couchées représentent les fleuves et rivières de France. Soit le territoire contrôlé. Plus loin, et en contrebas, Latone, la mère du dieu-soleil, Apollon, est figurée au moment où elle est sauvée par Zeus qui change en crapauds ceux qui voulaient lui nuire. Sur les côtés, d’autres bassins suggèrent ici les quatre heures du jour, là, les quatre saisons, alors qu’au bout de la grande perspective, sort des eaux, flamboyant, le char solaire dirigé par Apollon, le dieu poète responsable de la course du soleil. Donc Louis XIV himself. Si Anish Kapoor n’est pas de la race des révolutionnaires, ses interventions dans le parc écornent cette beauté classique par trop assujettie aux volontés du monarque absolu. Et le voilà alors sur un terrain qu’il affectionne et qui s’exprime symboliquement à travers la violence des entrailles et du sang, des forces telluriques et sexuelles qu’il jette en pâture de manière spectaculaire aux visiteurs scandalisés. Oui, il a osé. En lieu et place des jeux d’eau qui émerveillent le promeneur, il a creusé l’immaculée pelouse pour y inscrire Descension, un bassin de 10 mètres de diamètre dans lequel tourbillonne, noir et inquiétant, le flux d’une eau qui rejoint dans sa course celle des dessous de la terre. Mais c’est Dirty Corner qui choque davantage 95 % des visiteurs. Cachant la vision du char d’Apollon, un tunnel de près de 60 mètres de profondeur et dix mètres de haut surgit, bouche (ou sexe, puisque l’oeuvre est également connue sous le nom de » Vagin de la reine « ) ouvert(e). Autour, dix tonnes de rochers paraissent avoir été rejetés par la puissance de cette caverne infernale dont la béance d’acier aspire le regard jusqu’aux flaques rouges des fonds. Dans les deux oeuvres, la raison est mise à mal, comme si Kapoor nous rappelait qu’en amont de cette beauté orchestrée par Le Nôtre, la violence de l’homme commande bel et bien le monde. Et il ose plus encore. Quittant le cadre des jardins, une de ses oeuvres rejoint la célèbre Salle du jeu de paume. C’est de là que partit la Révolution française. Là que furent prononcées les trois paroles magiques de la République : » Liberté, Egalité, Fraternité « . Face à la composition monumentale du peintre néoclassique (tiens tiens !) Louis David qui célèbre le serment des députés réunis en ce lieu, le 20 juin 1789, afin de poser l’acte fondateur de la démocratie française, Kapoor a posé (une fois encore) son canon à bouillie qui projette sur le mur des masses rouges et organiques qui s’amoncellement en un charnier repoussant et fort peu respectueux.
Kapoor ne convainc que les convaincus
Si, pour la plupart des médias, l’exposition Kapoor est une réussite, d’autres voix se font désormais entendre pour prendre le contre-pied. Leurs arguments tiennent néanmoins davantage du procès que d’une analyse des oeuvres. Nous en retiendrons deux. Le premier concerne cette habitude nouvelle et déjà académique qui consiste à implanter de l’art contemporain dans un lieu patrimonial et public. Cette critique, quoique générale, vaut la peine d’être écoutée. La plupart du temps, les artistes conviés visent le choc immédiat et souvent provocateur, voire gratuit. Une fois la surprise passée, ces interventions in situ laissent un goût de bien trop peu. Bien sûr, ce type d’argument attire à lui moqueries et mépris. Il est porté par un public réactionnaire, frileux, facho et dangereusement censeur. Pourtant, le regard sur le passé ne signifie pas le passéisme. Le second argument (le plus fréquent) dénonce la collusion entre le ministère de la Culture (donc associé au pouvoir en place), la critique d’art inféodée et le grand marché de l’art dont Anish Kapoor est un des produits phares. Ce faisant, cette minorité agissante imposerait des modèles. Et ceux-ci ne sont, en définitive, qu’encouragés par l’économie de l’art et donc, par les nouveaux monarques qui, à leur tour, se verraient bien en allégorie d’Apollon, à la fois poète côté face et maître des jours et des nuits, côté pile. Kapoor, en ce cas, illustre une fois encore l’ambiguïté des arts » officiels « .
Kapoor Versailles, au château de Versailles. Jusqu’au 1er novembre. www.chateauversailles-spectacles.fr www.thalys.com
Par Guy Gilsoul