Le procès des « quatre de Butare », aux assises de Bruxelles, ravive la douleur des survivants, partagés entre le soulagement et l’amertume
L’âme des morts flotte autour de Marguerite Lens-Nyirazaninka. Littéralement. Entre larmes et sourires, elle les évoque, les convoque: ces têtes coupées d’êtres aimés dont le reste du corps avait disparu, les impossibles gestes de respect qu’on manifeste normalement pour les défunts et dont l’effet apaisant lui a été refusé, comme lui est refusé le soutien de sa famille et de sa parentèle, disparues à jamais. Marguerite était dans un pays voisin du Rwanda lorsqu’elle a appris, par Radio Vatican, la mort d’un cousin prêtre. « De retour en Belgique, j’ai compris l’ampleur du désastre chez mes beaux-parents, qui avaient dressé une sorte de chapelle ardente en exposant les photos des défunts, se souvient-elle. Le pire, c’est que le génocide n’est pas fini: des survivants deviennent fous et se suicident; d’autres meurent des suites de sévices ou parce que leur coeeur lâche, du jour au lendemain. »
Les autres plaies d’Afrique prélèvent leur tribut, de sorte que la réorganisation des familles doit, sans cesse, être remise sur le métier. « Mon neveu qui survivait tant bien que mal dans un orphelinat perd son dernier tuteur, fauché par le sida: il faut le faire venir en Belgique et l’habituer au bruit des chaussures qui le faisait se rouler en boule sous le lit parce que ce bruit annonçait les rondes des militaires qui voulaient le tuer », poursuit-elle. Son histoire, le gamin l’a racontée deux fois devant sa classe, parce que les enfants se moquaient de son mauvais français. « Depuis, c’est un sujet qu’on n’aborde plus jamais. Ni en famille ni ailleurs. »
Deux attitudes
Ainsi sont-ils nombreux, les survivants, pour qui le procès des « quatre de Butare », devant les assises de Bruxelles, est à la fois un supplice et un début de soulagement. Avocate des parties civiles, Michèle Hirsch avait prévenu les jurés: « Ils vivent encore dans la mort des leurs et c’est la mort des leurs qu’ils vivront sous nos yeux. Les survivants sont responsables de la transmission de la mémoire; pour acquitter leur dette envers les morts. Pour donner, par la parole, un cercueil aux morts. » La parole a encore d’autres vertus. « Dans cette salle, confie une femme installée sur les bancs du public, je pleure mais je me sens bien, je suis sur le chemin de la guérison. » Tout à l’heure, elle ira proposer au jeune Olivier, un témoin à charge, de se mettre en contact avec son neveu qui a perdu ses parents au même âge.
Il y a, dans la communauté tutsi réfugiée en Belgique, deux attitudes: La première consiste à mobiliser toutes ses énergies pour faire échouer le projet génocidaire, en élevant ses enfants, qu’ils soient biologiques ou adoptés. « Ces gens-là, on les voit très peu, explique Martine Beckers, parce qu’ils ont besoin de toutes leurs forces pour accomplir leur mission. Ils refoulent leurs cauchemars. On ne peut pas leur en vouloir mais ils auraient besoin d’une aide psychologique. » Elle-même appartiend plutôt à la seconde catégorie, qui combat son mal par une quête de justice et de réparation. Sa soeur, son beau-frère, ses neveux et ses nièces ont été assassinés à Kigali, à 500 mètres du casernement des soldats de l’ONU, qui ont refusé de leur venir en aide. Elle a assigné Leo Delcroix et Willy Claes, ministres de la Défense et des Affaires étrangères de l’époque, pour non-assistance à personnes en danger. Martine Beckers est l’une des chevilles ouvrières du collectif des parties civiles, qui, avec Gasana Ndoba, le frère du Pr Pierre-Klaver Karenzi, assassiné avec toute sa famille à Butare, a remué ciel et terre pour que justice leur soit rendue. Retourné au Rwanda, où il préside la Commission nationale des droits de l’homme, il a participé activement à la recherche de preuves contre les présumés génocidaires et convaincu les témoins à charge de se rendre en Belgique. « Le résultat est mince par rapport à l’immensité du drame, remarque Martine. Les autres victimes restent avec leur amertume. Le Rwanda est un pays sinistré, qui fait ce qu’il peut, mais dont la justice n’est pas la priorité. Le Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR) déçoit et nous craignons que, après le procès des « quatre de Butare », la Belgique considère qu’elle a fait son devoir. » Le collectif des parties civiles a réuni à peine 700 000 francs, alors qu’il en faudra plusieurs millions pour payer les honoraires des avocats. Or les repas rwandais organisés ça et là ne font pas recette. La jeune femme attribue cette indifférence à l' »idéologie du monde juste »: « Nous avons tendance à croire que, si l’on se comporte bien, rien de fâcheux ne peut nous arriver, explique-t-elle. D’où le soupçon inconscient que si un malheur survient, la victime en est un tant soit peu responsable. Et, donc, on n’a pas envie d’être en empathie avec elle. Les familles des paras belges assassinés, au moins, n’ont pas dû subir ces regards qui se détournent. »
Bernadette Trachte-Mukagasana voit, dans le procès des « quatre de Butare », l’occasion d’échapper à l’étouffant huis clos où se déroule, depuis 1959, le drame rwandais. « Maintenant, ce n’est plus l’heure de la pitié, dit-elle. Il y a des humains qui cherchent à savoir ce qui est arrivé à d’autres humains, parce que c’est l’humain qui a été blessé par le génocide. C’est important que ce problème sorte du cadre rwandais, qu’il s’expose le plus loin possible du continent africain. » Et tant mieux, ajoute Marguerite, si le procès désigne clairement les victimes et les bourreaux. Aux assises de Bruxelles, quelques ricanements discrets en disent long sur le scepticisme de certains spectateurs rwandais. « C’est ça que nous vivons tous les jours », affirme Marguerite. Et d’ajouter: « Ceux qui ont tué, parce qu’ils y étaient obligés, parce qu’ils étaient payés, souffrent énormément. Ce sont de pauvres gens: ils ont perdu leurs voisins et l’estime des survivants. Et, chose plus grave encore, ceux qui les ont poussés à perpétrer leurs crimes ne sont plus là pour les soutenir. »
Marie-Cécile Royen