Joëlle Milquet, la bombe à retardement

Son héritage et sa méthode menacent son parti et la majorité francophone. Perquisitions à son cabinet et à son domicile, affaire Özdemir, le  » cours de rien « … La position de la ministre de l’Education est fragilisée. Au sein du CDH, certains veulent tourner la page. Mais, parce qu’elle reste un poids lourd électoral, il faut sauver le soldat Milquet.

 » Décidément, on accumule les merdes.  » Lundi 15 juin, ce collaborateur de Joëlle Milquet lâche ce cri du coeur après une nouvelle tuile pour la super ministre francophone de l’Education : les copies de l’épreuve d’histoire pour le certificat de l’enseignement secondaire supérieur (CESS) ont fuité. Résultat ? Examen annulé.  » Franchement, il y a de ces gens mal intentionnés… « , peste la ministre. Cela, c’était avant qu’une autre tuile d’envergure ne touche de plein fouet l’ancienne vice-Première CDH au fédéral : le mardi 16 juin, des policiers mènent des perquisitions à son domicile et à son cabinet. Elle y assiste, calme en apparence. Fataliste.

Une suite logique de l’instruction

Ces perquisitions étaient prévisibles depuis que le dossier concernant le recrutement de collaborateurs au cabinet de Joëlle Milquet en pleine campagne électorale de 2014, révélé par Le Vif/L’Express, a été mis à l’instruction au parquet général. Une suite logique, d’autant que l’enquête du conseiller Frédéric Lugentz, ouverte seulement un an après nos révélations, ne sera pas facile. La justice y met visiblement les moyens. C’est qu’elle a trouvé, entre autres dans les informations et les documents que nous avions publiés en février 2014, matière à investiguer.

A l’époque, Le Vif/L’Express s’interrogeait sur l’engagement, six mois avant les élections, d’au moins huit nouveaux collaborateurs au ministère de l’Intérieur et de l’Egalité des chances, les deux portefeuilles de la ministre CDH au sein du gouvernement Di Rupo. Nous avions également publié des profils de fonction détaillant les nombreuses tâches pré-électorales de chacun de ces nouveaux venus : pour la plupart, des élus locaux pour le parti humaniste dans des communes de Bruxelles où la candidate battait campagne. Depuis le début de cette affaire, Joëlle Milquet réitère qu’il s’agit  » d’insinuations sans fondement  » et qu’il n’y a eu aucun emploi fictif pour sa campagne.

Au sommet du parti, on dit respecter la séparation des pouvoirs. Et l’on soupire :  » Joëlle ne mérite pas tout ce qui lui arrive même si, parfois, elle donne du grain à moudre à ses détracteurs. C’est une battante qui bosse comme une dingue pour l’intérêt général.  » Harassée par les dossiers minés au sein du gouvernement francophone, affectée par l’exclusion de la députée bruxelloise Mahinur Özdemir, dépossédée de son pouvoir suprême au sein du parti, la femme forte du CDH n’en mène pas large.  » Elle n’est pas en forme, au bout du rouleau « , résume un humaniste bruxellois.  » Mais c’est quand elle est acculée qu’elle est la plus redoutable, ajoute un autre. Il faudra davantage qu’un tel passage de scoumoune pour l’abattre définitivement. « 

 » Deux moments charnières  »

Aussi loin que l’on regarde, le ciel de la diva de la politique francophone s’est pourtant bien obscurci ces dernières années.

Au sein de son parti, elle regarde  » avec fierté  » s’envoler la nouvelle génération qu’elle a elle-même désignée. Avec un zeste de vague à l’âme.  » C’est compliqué à vivre pour elle, souligne cette parlementaire. Elle considère toujours que le CDH, c’est sa chose et que c’est à elle de l’incarner.  »  » Ces dernières années, il y a eu deux moments charnières que Joëlle n’a pas bien vécus, acquiesce un ministre. Le premier, c’est quand elle a quitté la présidence du parti : c’était littéralement son bébé. Le deuxième, c’est quand elle a été forcée de quitter le fédéral qui a toujours été sa scène de prédilection : elle aurait tellement aimé rester à l’Intérieur.  »  » Au bureau politique du CDH, il arrive régulièrement que Joëlle et Benoît se prennent fortement le bec, insiste une autre source. Benoît aime montrer son autorité et souhaite que le bureau le suive comme un seul homme. Or, Joëlle défend des idées parfois contraires et revient plutôt dix fois qu’une sur le sujet. On sent dans ces moments-là qu’elle l’énerve jusqu’au bout des ongles.  » Eux parlent de débats d’idées naturels.

Fin mai, l’exclusion  » brutale  » de la députée bruxelloise Mahinur Özdemir, en raison de sa non-reconnaissance du génocide arménien, fut l’expression de ce malaise interne (voir page 28). En un jour, et sans la forme, Benoît Lutgen ruinait potentiellement l’inlassable travail mené par son prédécesseur au fil des ans pour ouvrir le parti au-delà des rangs chrétiens et fidéliser les minorités culturelles à Bruxelles. Une quête spontanée dont Joëlle Milquet nous parle longuement (voir l’interview en page 32). Les deux  » amis « , comme ils disent chacun, ne sont pas en désaccord sur le fond : ils s’entendent sur la nécessité absolue de défendre ces valeurs universelles au sein du CDH.  » Elles s’imposent à tous, qu’ils soient croyants ou non-croyants, insiste Lutgen. C’est non négociable !  »  » Si la décision d’exclure a été prise, ce n’est pas parce que la députée en question était d’origine musulmane, complète Maxime Prévot, vice-président wallon et étoile montante de la famille humaniste. Elle l’a été parce qu’elle a refusé mordicus de reconnaître un génocide. Si ce n’est pas sur des éléments comme ceux-là que l’on s’indigne, alors cela ne vaut plus la peine de militer !  »

L’incident, inattendu, a permis aussi à Benoît Lutgen et à la nouvelle génération de rompre avec l’image de  » parti des religions  » développée à son corps défendant dans l’opinion par Joëlle Milquet.  » L’exclusion de Mahinur Özdemir est un événement douloureux, personnellement sur le plan humain, car il s’agit d’une jeune femme que j’aime bien, universitaire compétente, humaine, sérieuse, travailleuse avec laquelle nous avons non seulement travaillé mais eu des relations amicales et humaines « , répète Milquet. Dont on devine que, sur la forme, elle n’a guère apprécié la façon virile avec laquelle Lutgen est intervenu. Au risque de commettre un vice de procédure.

A la Fédération Wallonie-Bruxelles, tout n’est pas non plus de tout repos pour l’ex-patronne du CDH. Joëlle Milquet y a hérité de l’Education, de la Culture et de l’Enfance, soit près de la totalité du budget francophone.  » C’est sans doute le plus gros portefeuille jamais décroché pour une seule ministre, souligne un ténor du parti. Benoît le lui a proposé parce que ce sont des terrains stratégiques pour nous, où sa combativité et sa créativité sont indispensables. Mais aussi parce que, comme ça, elle est occupée matin et soir, qu’elle le dérangera moins.  »

Elle y est critiquée par certains de ses partenaires socialistes qui jugent ses méthodes  » ingérables  » (lire page 30) et son attitude  » idéologique  » dans la préparation du dénommé  » cours de rien « , l’encadrement pédagogique temporaire imposé de facto par l’arrêt de la Cour constitutionnelle du 12 mars dernier. La ministre retourne bien les critiques au PS, qu’elle accuse de mener  » un combat laïque d’arrière-garde « .  » Les représentants des franges laïques sont souvent les premiers à faire un mauvais procès aux filières du réseau libre, au motif que, d’inspiration chrétienne, elles sont dogmatiques, raille Maxime Prévot. Souvent, les laïques le sont bien davantage.  »

 » Pourra-t-elle tenir ?  »

Jusqu’où se développera le  » Milquet bashing « , se demandent ses proches ? Veut-on profiter de la multiplication des attaques dont elle est l’objet pour la forcer à faire un pas de côté ?  » Joëlle a une force qu’il ne faut pas oublier, rappelle un député : elle recueille un nombre de voix impressionnant à Bruxelles, tandis que la nouvelle ministre Céline Fremault peine à convertir son travail réel en votes. Bref, elle est indéboulonnable.  » Autrement dit, il faut sauver le soldat Milquet. Par attachement peut-être, par pragmatisme surtout.

 » C’est incontestable, assène ce compagnon de parcours de sa génération. Mais Joëlle a 54 ans… C’est bien qu’elle ait encore été ministre cette fois-ci, mais il faut qu’elle songe à se retirer en 2019.  »  » D’autant qu’elle a une épée de Damoclès au-dessus de sa tête, prolongeait un membre du CDH avant les perquisitions. Je ne pense pas qu’elle a cru qu’un juge d’instruction serait désigné dans le cadre de l’affaire révélée par Le Vif/L’Express…  »

Au milieu de la tourmente, un proche s’interroge spontanément :  » Je me demande si elle pourra tenir.  »

Par Olivier Mouton et Thierry Denoël

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