Austérité, immigration, sécurité, plan B francophone en cas de scission de la Belgique : comment le ténor libéral francophone, brutalement disparu il y a vingt ans, avait tracé des voies d’une brûlante actualité.
Il suffisait d’une coalition de centre-droit portée au pouvoir pour lui redonner une visibilité posthume. Pour que son nom retrouve une place au coeur de la contestation, çà et là hué par la rue en colère. » Non au retour des années Martens-Gol ! »
Jean Gol, le retour… Décédé il y a vingt ans, le dirigeant libéral n’a pas disparu des radars de la gauche, politique et syndicale. Qui n’a rien oublié : le choc des coupes budgétaires, les premières mises au pas du secteur public, les premiers tours de vis à l’immigration, la montée en puissance d’une politique sécuritaire. Ces douloureuses années d’austérité et de plomb, que l’homme fort du parti libéral francophone a marqué de son empreinte au long d’une décennie 1980 livrée à la crise économique et à la violence terroriste. Déjà…
18 septembre 1995 : lorsque Jean Gol tire sa révérence, terrassé par une hémorragie cérébrale, il n’a que 53 ans. Mais c’est un monument de la politique belge qui s’effondre. Une page du libéralisme francophone qui se tourne.
Gol l’omniprésent, l’omnipotent. Sur tous les fronts sous sa casquette de vice-Premier, ministre de la Justice et des Réformes institutionnelles à l’ère des coalitions sociales-chrétiennes-libérales de 1981 à 1988. De tous les combats : socio-économique, budgétaire, institutionnel, sécuritaire. Il y prône et applique des recettes qui trouvent un second souffle par les temps qui courent. Parole d’expert : c’est Didier Reynders, son » fils spirituel » en politique, qui le dit dans l’entretien qu’il accorde au Vif/L’Express (lire aussi page 26).
Le vide que laisse Jean Gol est avant tout immense parmi les libéraux francophones qu’il dominait de la tête et des épaules. Excepté une brève éclipse, » pendant trois lustres, Jean Gol est l’unique chef de file du PRL et de la Fédération PRL-FDF « , rappelle le politologue Paul Wynants (1). Il y impose » une personnalisation du pouvoir sans équivalent dans les autres partis « , précise l’historien spécialiste du libéralisme Marc D’Hoore.
Comment sortir indemne d’une telle disparition ? Les bleus seront incapables de combler sans se déchirer le vide brutal d’un pouvoir que rafle Louis Michel, l’obéissant exécutant du » patron » disparu, en réendossant le costume présidentiel au nez et à la barbe du surdoué Didier Reynders, le dauphin désigné écrasé par le chagrin. Succession douloureuse : ces blessures imparfaitement cicatrisées, nées d’un deuil mal digéré, empêchent toujours la vie, au sein du MR, d’être un long fleuve tranquille.
Le sens de l’Histoire
Place au souvenir. Ce 18 septembre, devant la tombe du disparu au cimetière liégeois de Robermont, le Premier ministre Charles Michel en tête, le sommet du parti entouré de dizaines d’invités, fera corps pour se recueillir. Chaudfontaine, dernier terrain d’action politique de Jean Gol, prolongera l’hommage par une exposition consacrée à l’homme sous ses différentes facettes. » Jean Gol reste encore Dieu pour beaucoup de militants libéraux. Il est devenu un mythe « , témoigne un mandataire du parti, » et il arrive encore à Didier Reynders d’évoquer sa mémoire quand il intervient en interne « .
A ce parti orphelin, Jean Gol avait fixé un cap, que rappelle Marc D’Hoore : » Nous serons aussi libéraux que le VLD est libéral, aussi francophones que le VLD est flamand. » Le ténor libéral, qui a fait ses armes au Rassemblement wallon, quitte la scène politique alors que la Belgique n’est officiellement fédérale que depuis la réforme de l’Etat de 1993. Trop tôt pour pouvoir assister à la formidable montée en puissance du nationalisme flamand. Mais ce grand inquiet au regard perpétuellement scrutateur, rallié à » la théorie du complot en politique « , dixit Didier Reynders, devinait déjà le sens de l’Histoire.
Jean Gol devient ainsi l’homme de l’arrimage du FDF au PRL (lire aussi page 105). Celui qui veut offrir une » nation francophone à aimer » en guise de substitut à une nation belge en voie d’évaporation. Celui qui, dit-on, ne dirait certainement pas non à la France et se serait chargé de mener à bien ce plan B au cas où…
» En cas de scission de la Belgique, Jean Gol était le seul à avoir l’oreille de Paris pour négocier un rattachement à la France. A François Perin, pour qui l’émergence de la Nation flamande rendait irréversible le démantèlement de la Belgique, Jean Gol, alors vice-Premier et ministre de la Justice, avait écrit : » Je suis d’accord à 100 % avec vous, mais je ne suis pas fonctionnellement en position d’exprimer publiquement mon accord. J’agis cependant chaque jour pour préparer cette échéance et une réponse francophone de survie digne, raisonnable et dans l’ordre. » Pour en avoir longuement discuté avec lui à l’époque, je peux attester que cette réponse passait par la France « , soutient Jules Gheude, très proche de Jean Gol quand il était chargé des relations publiques du PRL en 1980.
Didier Reynders se veut moins affirmatif sur la portée réelle de cette fibre rattachiste. » La France, pour Jean Gol, c’était surtout aller manger de l’os à moelle aux anciens abattoirs de la Villette, fréquenter les librairies de Saint-Germain-des-Prés, aller au spectacle à Paris. Mais cela s’arrêtait là. Adorer la France et son débat politique, être très proche d’hommes politiques français, de Jacques Chirac en particulier, et se rendre à Paris plutôt qu’à Bruxelles : tout cela ne faisait pas pour autant de Jean Gol un rattachiste. Aimer Paris et la francophonie, c’est aussi une attitude très liégeoise. Sans doute Jean Gol avait-il en tête, à l’instar de François Perin, l’idée qu’un jour, peut-être, le destin francophone serait un destin français. Mais il ne s’inscrivait pas dans une démarche politique tournée vers la France. »
Jean Gol disparaît en septembre 1995 sans avoir retrouvé les délices du pouvoir. Les libéraux en ont été évincés huit ans plus tôt. Trahis par un certain Gérard Deprez, alors président du PSC, aujourd’hui bien dans ses baskets au MR, qu’il intègre à la tête de sa composante MCC en 1998. Son ticket d’entrée dans la grande famille libérale, ce n’est donc pas à Jean Gol mais à Louis Michel qu’il le doit. Didier Reynders prend les paris, à sa manière : » C’est peut-être une des grandes différences entre Jean Gol et Louis Michel. Louis Michel peut très bien avoir été en conflit ouvert avec Gérard Deprez et constituer ensuite un parti avec lui. Je ne pense pas que Jean Gol en aurait fait un partenaire idéal : Gérard Deprez n’était pas sa tasse de thé. »
Gol sera l’homme d’une opposition intransigeante, à l’humour grinçant et ravageur. Devenu un handicap davantage qu’un atout pour un retour aux affaires des libéraux ? Didier Reynders se projette : » Le parcours de vie de Jean Gol lui donnait une capacité d’établir sans difficultés une proximité avec des gens de gauche, André Cools notamment. J’ai hérité de cette capacité, que nous sommes peu nombreux à posséder au sein du parti. Je m’entends bien avec des gens de la gauche syndicale et politique. Même si cela ne se voit pas dans le débat public. »
De Jean Gol, son » fils spirituel » retient avant tout le dirigeant qui » osait « . Briser les tabous, jouer la rupture. Assumer des choix politiques souvent imités par ceux-là mêmes qui s’y étaient opposés de son vivant. Jusqu’à la caricature, à laquelle Jean Gol prêtait souvent le flanc.
(1) Le libéralisme francophone du PLP au MR 1961-1999, par Paul Wynants, Crisp, 2011.
Par Pierre Havaux
» Adorer la France et Paris, sa politique, ses spectacles, ne faisait pas pour autant de Jean Gol un rattachiste »