» Jean Gol a osé briser le tabou de l’immigration « 

A l’ère de la N-VA et du défi séparatiste, Didier Reynders (MR) a retenu la leçon de son  » père  » en politique :  » On conclut plus souvent des accords avec des faucons qu’avec des colombes.  »

Le Vif/L’Express : Vingt ans après sa disparition, où trouver encore l’empreinte de Jean Gol ?

Didier Reynders : Dans des lignes directrices, aujourd’hui portées par des gens qui descendaient alors dans la rue pour les combattre : l’idée d’une autonomie régionale forte, une volonté de redresser le pays par une politique de rupture en cas de crise importante, le fait d’oser toucher aux tabous en matière d’immigration et de sécurité.

Jean Gol était-il un homme qui avait vu juste trop tôt ?

Je constate que des partis encore très frileux, voire unitaristes, dans le monde chrétien ou socialiste, sont devenus les parangons d’un régionalisme que Jean Gol portait dès les années 1970 au sein du Rassemblement Wallon. Au début des années 1980, alors que la Belgique est l’homme malade de l’Europe, dans ces moments de crise économique, de chômage et de déficits publics importants, les gouvernements Martens-Gol (NDLR : coalition sociale-chrétienne-libérale de 1981 à 1987) osent la rupture par une politique de centre-droit. Celle que nous menons aujourd’hui au gouvernement fédéral. A la différence que le CDH a dit non, là où le PSC disait oui à cette volonté de rupture et de réformes en profondeur.

C’est d’ailleurs ce qui remet au goût du jour la contestation de cette austérité  » à la Martens-Gol « …

Il n’y a pas de comparaison possible, quand je vois les efforts qu’il faut accomplir avec trois partis flamands, N-VA, CD&V et Open VLD, pour procéder à un saut d’index et oser quelques réformes… La démarche du gouvernement Martens-Gol était beaucoup plus courageuse et la rupture bien plus forte. Probablement le Premier ministre Wilfried Martens (CVP) avait-il beaucoup plus de poids politique en Flandre que les responsables actuels du CD&V…

En quoi Jean Gol faisait-il tant bouger les lignes ?

Il a mis sur la table des thèmes longtemps tabous et aujourd’hui en pleine actualité : la sécurité, l’immigration. Comme ministre de la Justice au début des années 1980, il osait gérer la politique de l’immigration que d’autres ministres de la Justice ont choisi de céder au département de l’Intérieur ou à un secrétaire d’Etat spécifique. Tout comme il assumait sa volonté de prendre des mesures contre le terrorisme qui, à son époque, n’était pas djihadiste mais d’extrême gauche. A voir aujourd’hui la présence de militaires dans la rue, je me dis que Jean Gol était légèrement précurseur… Moins d’Etat mais mieux d’Etat, volonté d’accueil et d’ouverture envers ceux qui souffrent et sont persécutés mais fermeté et intransigeance à l’égard de ceux qui abusent et ne respectent pas les règles du pays qui les accueille : le message de Jean Gol est resté actuel en matière sécuritaire et d’immigration.

Au risque d’être caricaturé…

C’était l’époque qui voulait ça. Jean Gol s’est heurté à des grèves de la faim, à des manifs parce qu’il osait poser le problème de l’immigration. Sa loi sur la nationalité poussait la gauche et l’extrême gauche à descendre dans la rue en exhibant le badge du mouvement d’Harlem Désir,  » Touche pas à mon pote « . Gérard Deprez, alors président du PSC, était du nombre… Quand je vois la politique que les trois quarts de ceux qui manifestaient à l’époque ont mise en place par la suite, à commencer par les ministres socialistes flamands de l’Intérieur : centres fermés, techniques de rapatriement de demandeurs d’asile déboutés, regroupement familial… tout ce que Jean Gol n’aurait pas osé proposer et qu’on ne lui aurait même pas pardonné d’y avoir pensé.

La face du MR aurait-elle été fondamentalement différente sans la disparition brutale et prématurée de Jean Gol ?

Probablement sur le volet francophone. Jean Gol aurait sans doute davantage renforcé une démarche clairement francophone, par ses affinités avec Antoinette Spaak et ses interlocuteurs au sein du FDF (lire aussi Les coulisses de l’Histoire, page 105).

Le divorce entre le MR et le FDF, survenu en septembre 2011, lui aurait donc été insupportable ?

Il l’aurait certainement regretté et mal vécu. Mais à vingt ans d’écart, au bout de 540 jours de crise politique, Jean Gol aurait tout aussi mal vécu l’incapacité qu’il y avait de gérer l’Etat et le pays. L’alliance avec le FDF relevait avant tout d’une démarche pragmatique. Elle a donné au PRL un poids suffisant pour revenir au pouvoir en Région bruxelloise en 1995 puis au niveau fédéral en 1999.

Jean Gol croyait-il encore dans l’avenir de la Belgique ?

Il cherchait avant tout à convaincre les francophones qu’ils ne devaient pas rester seuls à croire dans un pays que tout le monde  » adore « .

Au point de leur offrir une  » nation francophone  » à aimer…

Oui, en partant du constat qu’il y a deux nations, une nation belge et une nation flamande, et que les francophones devaient avoir une nation à aimer qui ne soit pas que la nation belge.

Cette  » nation francophone  » chère à Jean Gol n’est pas près de voir le jour…

N’oublions pas que sa vision a vingt ans. Jean Gol aurait sans doute regretté le décalage croissant entre la Wallonie et Bruxelles, le lien qui s’est distendu entre francophones. Les socialistes wallons ont beaucoup agi pour tuer ce fait francophone. La dérive de la gestion en Wallonie a abîmé ce regard lyrique porté sur l’ensemble francophone. Pour beaucoup de Bruxellois, c’est le socialisme wallon qui est la cause de cette rupture : ils n’ont aucune envie de ce modèle socialiste de gestion.

Jean Gol aurait-il pu concevoir de gouverner avec la N-VA, parti ouvertement séparatiste ?

Lui qui était très préoccupé par la question du Moyen-Orient, disait :  » On conclut plus souvent des accords avec des faucons qu’avec des colombes.  » J’ai retenu ce constat.

Son décès prématuré a-t-il contrarié votre parcours politique ?

Non. Je suis devenu chef de groupe au Parlement à sa disparition, ministre quatre ans plus tard et cela fait seize ans que je siège dans un gouvernement dont une dizaine d’années comme vice-Premier ministre.

Mais vous auriez pu devenir président du parti plus tôt ?

Oh, j’aurais pu faire beaucoup de choses plus tôt. En général, c’est d’ailleurs la critique que l’on m’adresse : celle d’avoir fait les choses beaucoup trop tôt. Sur le plan personnel, il est clair que je me serais volontiers passé du départ brutal de Jean Gol. Le choc subi par la perte d’un ami m’a fait découvrir ce que peut être aussi la politique.

Et qu’avez-vous découvert ?

Qu’alors que vous êtes totalement aux côtés de la famille et que vous préparez les cérémonies des funérailles, beaucoup de choses se réglaient déjà à l’intérieur d’un parti autour de la succession politique de Jean Gol. Mais ça, c’est la vie. J’avais 37 ans : on apprend, on découvre à tout âge.

… et on retient ?

J’ai une grande qualité, c’est la mémoire. Et un grand défaut : la mémoire. Ce n’est pas de la rancune. Mais cela reste logé en tête.

Vous est-il arrivé d’être fondamentalement en désaccord avec Jean Gol ?

Non. Nous divergions par un trait de personnalité : cette anxiété presque maladive qu’il manifestait.

L’héritage de Jean Gol reste-t-il très revendiqué ?

Oh, les cimetières sont remplis de gens irremplaçables mais aussi de gens qu’on a adorés. Il n’y a rien de plus beau qu’un éloge funèbre. J’aimerais assez entendre le mien de mon vivant. Quand je vois la façon dont beaucoup de personnes se revendiquent de tel ou tel héritage, cela s’inscrit dans une partie de ma mémoire, celle qui sourit de temps en temps.

Entretien : Pierre Havaux

 » Jean Gol aurait beaucoup regretté le décalage croissant entre la Wallonie et Bruxelles. Le socialisme wallon y est pour beaucoup  »

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Expertise Partenaire