» Je veux dire aux gens : attention, ça peut mal tourner ! « 

Chaque semaine, Nicolas Vadot fait rire dans les colonnes du Vif/L’Express. Il invite à réfléchir, aussi.  » Je suis un dessinateur politique, pas un humoriste « , insiste-t-il. Ce 9 septembre, il sort un recueil de ses meilleurs dessins consacrés depuis 2008 à la crise économique et financière. Une critique implacable d’un monde qui a perdu la tête et d’une Europe au bord du gouffre. Vadot dissèque l’âme humaine. Sans cynisme, mais avec une part de pessimisme qu’il revendique. Il reste profondément marqué par l’assassinat de ses collègues de Charlie Hebdo à Paris.  » Je ne comprends toujours pas « , confesse-t-il. Depuis, son rapport au métier a changé. Vice-président de l’association Cartooning for Peace, créée pour soutenir les dessinateurs de presse dans le monde, il veut lutter contre les intolérances et les nationalismes. Et il nous met en garde.

Le Vif/L’Express : Sept ans de bonheur, votre nouvel album (1), retrace de manière implacable la période de crise économique et financière que nous traversons…

Nicolas Vadot : C’est une crise polymorphe qui se régénère elle-même. Je l’ai suivie de près parce qu’en plus de mon travail pour Le Vif/L’Express, j’ai rejoint le quotidien L’Echo le 10 septembre 2008, la semaine avant que ça n’explose. J’avais quelques appréhensions à travailler pour la presse économique, mais à ce moment-là, c’était un festin pour un dessinateur de presse parce que le monde s’écroulait. Tout un coup, l’économie pure rejoignait la politique. C’était passionnant à décrypter, d’autant plus que je n’ai pas d’expertise économique.

Plantu, le caricaturiste du Monde, affirme même, dans la postface de votre livre, que vous n’y comprenez rien…

Il a raison. Mon métier, c’est d’essayer de mettre le monde à distance pour le rendre plus supportable. Ce qui m’intéresse avant tout, c’est le rapport de l’être humain à l’argent. Dans mes dessins, il y a énormément de précipices, de gens qui tombent, parce que le capitalisme, c’est la peur de la mort. Erich Fromm, ce psychanalyste du marxisme que j’ai lu il y a dix ans, affirme que  » le capitalisme est une passion morbide « . Une fois que l’on a ça en tête, on comprend tout. Quand je vois les milliards accumulés à 30 ans par Mark Zuckerberg, le créateur de Facebook, je me demande ce qu’il cherche. Voilà ce que j’essaie de saisir. Un dessin prend l’écume de ce qui se passe, mais c’est aussi une autoroute vers l’inconscient du lecteur.

Votre travail sur ces années de crise est-il une dénonciation des dérives du capitalisme ?

Oui, mais on parle bien de ses dérives… Ce n’est pas un bouquin d’extrême gauche, loin s’en faut. Je n’ai rien contre le capitalisme vertueux et j’ai d’ailleurs eu recours au crowdfunding pour financer mon livre : j’avais un projet et des gens qui y croyaient ont investi, avec un retour sur investissement. Là où il y a un problème avec le capitalisme, c’est quand le profit n’est plus une conséquence, mais un but premier.

Votre livre revisite des pages terribles de l’histoire européenne avec les crises grecque, portugaise, irlandaise, islandaise…

Je suis un européiste convaincu et un fédéraliste de par mon pedigree, puisque j’ai plusieurs nationalités (NDLR : française, britannique et australienne). A ce titre, je trouve que le traitement réservé à l’Allemagne aujourd’hui est scandaleux. S’il y a bien un pays qui pourrait tirer la prise de l’Union en souffrant moins que les autres, c’est l’Allemagne. Elle ne le fait pas parce qu’elle a l’expérience des deux guerres menées au XXe siècle. Angela Merkel répète que l’euro, c’est davantage qu’une monnaie, c’est un symbole de paix. Malgré tous leurs défauts, les Allemands sont les plus européens dans la crise actuelle. Quand j’entends les membres de Syriza affirmer que ne pas respecter les résultats du référendum constitue un déficit démocratique, ils oublient d’ajouter que Merkel a été réélue pour défendre l’austérité. On me dit : c’est l’Europe libérale. Mais on rigole ou quoi ? Un chiffre tout bête : 50 % de la redistribution sociale mondiale a lieu au sein de l’Union européenne. On avance que les eurocrates sont scandaleusement nombreux, mais ils sont 40 000 pour 500 millions d’habitants. Mettez cela à l’échelle de votre commune… Quand je vois les partis souverainistes récolter autant de voix, je me dis que nous sommes au bord du précipice. Dans son livre Un messager pour l’Europe, l’Autrichien Robert Menasse déclare qu’il faudrait supprimer le Conseil européen parce qu’il est anti-européen par essence et il a tout à fait raison. C’est une conviction très forte que j’ai et j’adore aller au clash avec les europhobes. Mais je dois aussi éviter d’être militant.

Comment regardez-vous le grand cirque de la politique belge ?

N’étant pas belge, j’ai peut-être une distance plus grande. J’essaie de taper sur tout ce qui bouge, sans être antipolitique. J’ai toujours adoré la Belgique parce que c’est un pays post-national, beaucoup plus moderne que les autres. C’est fantastique qu’il n’y ait pas de sentiment national, c’est un melting-pot superintéressant. Les Européens se plaignent beaucoup, mais ils ne se rendent pas compte de la chance d’avoir cette diversité. En Australie, où j’ai vécu, il faut faire huit heures d’avion pour aller à l’étranger. En Belgique, il suffit de faire une heure de voiture pour se retrouver dans un autre univers. C’est une grande force dont on n’a plus assez conscience. Le problème de l’Europe, c’est que c’est une puissance déclinante qui a du mal à l’accepter. En Australie, il y a un sentiment d’insouciance qu’on ne retrouve plus ici, un espoir permanent. En février 2009, après la destruction totale de leur une ville lors du  » Black Saturday « , les gens disaient sur les ruines fumantes de leur maison :  » On va reconstruire « .

Tous les pourtours de l’Union européenne sont en feu, du Proche-Orient à l’Ukraine, l’instabilité est importante, avec une forte hostilité à notre égard. L’idéal de paix est fragilisé, non ?

Il est bien plus que fragilisé. Je dis toujours aux jeunes à qui je parle dans les écoles que la démocratie et la paix ne sont pas coulées dans le bronze à vie. C’est quelque chose pour lequel il faudra se battre. Quand j’entends le discours antipolitique primaire du FN, je me demande où l’on va. Je vais être commissaire d’une grosse exposition qui aura lieu à Mons en 2016 sur la montée des nationalismes. Quand je suis devenu vice-président de l’association Cartooning for Peace, créée par Plantu, je lui ai dit que si j’acceptais cette fonction, c’était aussi pour évoquer ce souci qui menace l’Europe. Il y aura une centaine de dessins, de partout. C’est édifiant. En Grèce, il y a des stéréotypes à l’égard des Allemands proches des clichés antisémites des années 1930. Des dessinateurs espagnols plus jeunes que moi représentent la mafia de Bruxelles : c’est quand même préoccupant. Je veux être un lanceur d’alerte pour mettre en garde contre ces dérives.

Les attentats de Charlie Hebdo furent un moment terrible. Mourir pour des dessins, c’est fou, quand même…

J’ai déjeuné avec Plantu la semaine dernière, il avait trois gardes du corps. Je n’arrive toujours pas à comprendre ce qui s’est passé. Mais cela vous revient en permanence dans la figure. Il y a un mois, ma fille de 8 ans m’a lâché soudain :  » Papa, pourquoi tu n’as pas été tué avec les autres dessinateurs ?  » Que voulez-vous répondre à ça ? Peu de temps après les attentats, j’ai été dans une école au public difficile. Neuf élèves sur dix étaient d’origine pakistanaise, turque… Je leur ai expliqué ce qu’est le droit au blasphème, la liberté d’expression, mais certains, nés en Belgique, m’ont lancé :  » M’sieur, ils ont dessiné le Prophète, c’est normal qu’on les assassine.  » C’est dire qu’il y a encore du chemin… Ces jeunes sont nés en 2001, au moment où les tours du WTC à New York ont explosé. C’est là que tout a basculé. Comment a-t-on pu échouer à ce point dans l’éducation de tous pour en arriver à un tel retour du sacré, qui empêche de dessiner Mahomet ?

Comment réagir ?

Le 21 septembre, nous organisons un grand colloque avec Cartooning for Peace consacré au  » dessin de presse dans tous ses états « , pour parler de l’après-Charlie. Nous faisons face à plusieurs révolutions en même temps : Internet, les printemps arabes et la célébration instantanée qui en découle. C’est comme si on avait simultanément Gutenberg et la révolution industrielle. Je n’ai jamais été un grand fana de Charlie Hebdo. Avant les assassinats, je trouvais qu’il péchait par où il prêchait, il considérait que sa norme était forcément la norme, ce qui n’est pas le cas. Ses responsables disaient que les gens étaient libres ou non de regarder ses dessins : oui, sauf qu’aujourd’hui, en un clic, nos dessins sont vus dans le monde entier. Dans certains pays arabes, les gens y ont eu soudain accès pour la première fois après les révolutions. On ne peut pas demander à des gens d’accepter en trois ans de telles images frontales. Il faut faire très attention avec Facebook ou Twitter parce que certains dessins parlent à l’inconscient et tout le monde ne comprend pas forcément le second degré. Il a fallu deux cents ans pour que nous, on accepte de se moquer des religieux… Avant, c’était l’Inquisition.

Vous intégrez donc ces sensibilités radicales ?

C’est le grand débat pour nous, dessinateurs, au sujet de la responsabilité. Remarquez que le premier numéro de Charlie Hebdo, publié après sa pause de six semaines, ne reprenait plus en une les mots  » journal irresponsable « . Vous avez évidemment le droit de dessiner Mahomet en train de se faire sodomiser par Jésus, mais ça apporte quoi ? Cela ne fait que renforcer la haine des autres, vous vous mettez en danger et cela n’apporte rien au débat. Donc, malheureusement, il y a des époques où il faut peut-être s’arrêter, regarder le mur devant nous pour se demander comment le déconstruire pierre par pierre, plutôt que de foncer dessus pour se fracasser la tête. Quand je dessine sur l’islamisme, ce que je fais régulièrement, ce qui m’intéresse avant tout, c’est de savoir comment des gamins deviennent des monstres. J’en reviens toujours à cette humanité profonde.

Vous vous posez des questions depuis les attentats ?

En permanence ! Avant, il n’y avait pas un mois où je ne me disais pas que je pourrais être viré. Maintenant, je me dis aussi que je pourrais me faire descendre. Je ne suis pas parano, mais c’est dans un coin de ma tête. Je connaissais Tignous de Charlie Hebdo, j’avais papoté avec lui deux mois avant sa mort. Je suis allé à son enterrement, je l’ai vu dans une caisse en bois pour avoir fait des dessins. Je ne comprends toujours pas… Oui, cela peut nous arriver, comme on peut désormais se faire tuer dans un Thalys parce qu’un mec sort sa kalachnikov. On doit vivre avec ça… Charb ne pensait absolument pas qu’il allait se faire descendre un jour. Il y avait la menace, mais il n’y croyait pas…

Cela fait effectivement partie de l’indicible…

Je n’ai toujours pas réalisé. Mais notre entourage souffre beaucoup. Ma femme me disait :  » Si j’avais épousé un flic ou un militaire, j’aurais su que le risque était là, mais pas avec un dessinateur de presse…  » Et je ne sais pas comment ça va tourner parce que les gens sont de plus en plus frileux par rapport à l’étranger, par rapport à ce qui est différent…

La crise actuelle de la migration montre une crispation palpable dans nos sociétés.

Je reviens toujours quasiment à la psychanalyse : il faut toujours voir le monstre qui est en nous. J’ai une vision assez noire de la condition humaine. Si tu grattes la surface de l’homme, je crois qu’il redevient très vite bestial. La grande force de la société, c’est de gommer ça, mais il en faut peu : si tu as le ventre vide, tu es prêt à tout. Les frontières sont désormais à l’intérieur de nos sociétés. Les attentats du 11-Septembre, c’étaient des Saoudiens qui attaquaient les Etats-Unis. Les attentats de Charlie Hebdo, ce sont des Français qui tuent d’autres Français. Je ne suis pas très optimiste. Je n’exclus pas Marine Le Pen présidente de la République ou une explosion de l’Union européenne avec une fracture nord-sud… Il y a tellement d’inégalités frappantes, y compris à Bruxelles. Je vis à Uccle, chez les bourgeois, mais en quinze arrêts de tram, je suis à Molenbeek où il y a 30 % de chômage. J’ai vraiment l’impression de retourner dans les années 1930. Les conséquences du krach boursier de 1929 ont été dramatiques. C’était aussi pour cela que je voulais faire ce livre, pour dire aux gens : attention, ça peut mal tourner !

(1) Sept ans de bonheur, par Nicolas Vadot, sandawe.com, 144 p.

Propos recueillis par Olivier Mouton – Photo : Debby Termonia pour Le Vif/ L’Express

 » Malgré tous leurs défauts, les Allemands sont les plus européens dans la crise actuelle  »

 » Je n’exclus pas Marine Le Pen présidente de la République ou une explosion de l’Union européenne  »

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