» Je suis un touriste de la télévision « 

Frédéric Taddeï n’est pas le gardien d’un sanctuaire, ni la culture à la télévision une espèce en voie d’extinction ! C’est ce que veut expliquer l’animateur de l’émission quotidienne Ce soir (ou jamais !), qui disparaît de la grille de France 3 pour renaître en septembre, sous une forme hebdomadaire. Personnalité atypique du paysage audiovisuel français, dont il ne fréquente pas les arcanes et ne parle pas le jargon, ce Parisien de 50 ans, qui fit ses premiers pas de journaliste au sein du magazine Actuel, cultive, face aux choses et aux êtres, une distance qui fait de lui une sorte de dandy du PAF. Un animateur – au sens noble du terme – pointilliste et exigeant, qui compose ses plateaux comme un alchimiste à la recherche de la formule détonante. Le 6 septembre, il signera sa 594e émission.  » Toute une vie « , dit-il…

Le Vif/L’Express : Présentée aux dirigeants des chaînes de service public, par les responsables politiques français de tous bords comme une ardente obligation, la culture est devenue un thème incantatoire. Mais qu’est-ce qu’une émission culturelle à la télévision aujourd’hui ? Que doit-on mettre derrière cette appellation ?

Frédéric Taddeï : On dit, en effet, qu’il y a de moins en moins d’émissions culturelles, mais, en même temps, la télévision française est devenue une immense vitrine pour ceux qui ont des livres, des films ou des disques à vendre. Le problème, c’est que ce sont toujours les mêmes qu’on invite, et pas forcément les plus intéressants. Mais, à part ce petit détail, je ne vois pas pourquoi les émissions de Laurent Ruquier, Thierry Ardisson, Michel Denisot, Patrick Sébastien, Michel Drucker, Frédéric Taddeï, Guillaume Durand, Franz-Olivier Giesbert, Daniel Picouly, François Busnel, Philippe Lefay, Arthur, Nagui, Claire Chazal, David Pujadas, Laurence Ferrari, Serge Moati et j’en oublie – il y en a aussi sur le câble et la TNT – qui invitent toutes Dany Boon, Luc Ferry, Alexandre Jardin ou Johnny Hallyday quand ils sont en promo, ne seraient pas considérées comme  » culturelles « . A partir du moment où on la prend pour ce qu’elle est, une industrie du divertissement, la culture est partout à la télévision. Ce qui est plus rare, c’est l’art, la beauté, la réflexion, l’intelligence, la gratuité. Ça, c’est difficile. La culture, c’est l’air du temps. L’art, lui, est éternel. La télé n’aime pas beaucoup les artistes, surtout les grands artistes. C’est normal, personne ne les aime. Sauf quand ils sont morts. La télévision est donc tout à fait dans son rôle en leur préférant des chroniqueurs, chargés de les assassiner.

Avez-vous le sentiment de faire le même métier qu’un journaliste d’investigation ou sportif ?

Je ne suis pas un bon enquêteur. Je me souviens être allé au Cambodge pour le magazine Actuel, en 1992, à l’époque où les Khmers rouges revenaient dans le jeu électoral. J’avais tendance à vérifier sur le terrain ce que je pensais déjà à Paris. Heureusement, je m’en suis aperçu à temps. J’ai refusé que mon reportage soit publié. Remarquez, il ne contenait aucune ânerie. La suite m’a plutôt donné raison. Mais c’était un édito, pas une enquête. Quant au journalisme sportif, il s’appuie sur quelque chose d’objectif, de concret, d’indiscutable : le résultat. Une fois qu’on a le résultat, il n’y a plus grand-chose à dire. Ou alors il faut faire comme Antoine Blondin sur le Tour de France : de la littérature. Moi, ce qui m’intéresse, c’est d’essayer de comprendre le monde. Pourquoi les choses sont comme elles sont. Et il n’y a rien, pas un événement, pas un chiffre qui ne puisse être discuté, mis en perspective, réinterprété. Je me souviens de l’article de Jean Baudrillard, en 1991, intitulé  » La guerre du Golfe n’a pas eu lieu « . Il n’avait pas tout à fait tort, Baudrillard, même si les journalistes, les experts et tous ceux qui avaient regardé CNN disaient le contraire. Et l’avenir lui a plutôt donné raison puisque l’invasion de l’Irak a eu lieu douze ans plus tard et que ce n’est toujours pas fini. Dans Ce soir (ou jamais !), c’est évidemment le point de vue d’un Baudrillard qui m’intéresse le plus. On n’est pas dans l’arithmétique d’un résultat de football ; on est dans une lecture contradictoire de l’Histoire en train de se faire. Personne n’y voit la même chose. C’est pour ça que j’invite à la fois l’establishment et des contestataires, des centristes et des excentriques, des intellectuels et des artistes, des hommes et des femmes, des jeunes et des moins jeunes, des Français et des étrangersà

Le philosophe Michel Onfray raconte qu’un jour, dans sa classe, un élève habile parvint à déstabiliser ses camarades par des propos négationnistes sur la Shoah. Et qu’il lui fallut un long travail d’explication pour faire revenir cette classe  » de l’autre côté du réel « . N’est-il pas de la responsabilité du journaliste d’intervenir – ce que vous vous interdisez le plus souvent de faire sur votre plateau – quand ça dérapeà

Il y a des faits indiscutables. Et il y a des opinions qui sont des délits. C’est mon rôle de le rappeler si la nécessité s’en fait sentir. Pour le reste, en revanche, au nom de quoi limiterais-je la liberté d’expression dont notre pays s’enorgueillit ? Tout ce qui n’est pas interdit est autorisé, c’est dans la Constitution française. Et vous voudriez que moi, simple animateur d’une émission de débats sur le service public, je fasse le gendarme ? Que j’interdise à Mathieu Kassovitz d’émettre des doutes sur la version officielle des attentats du 11 septembre 2001 ? A Claude Allègre de discuter la théorie du réchauffement climatique ? Pourquoi, dans ce cas, ne ferais-je pas taire également Oliver Stone, sous prétexte que son film sur l’assassinat de Kennedy remet en question les conclusions de la commission Warren, qui prétend qu’il n’y avait qu’un seul tireur, Lee Harvey Oswald ? Et quand George Soros et Joseph Stiglitz tiennent l’un et l’autre des propos fort peu orthodoxes sur la crise des subprimes dans Ce soir (ou jamais !), qu’est-ce que je fais ? J’appelle la sécurité ? Non, croyez-moi, la responsabilité d’un animateur de débats n’est pas d’empêcher ses invités de parler, les téléspectateurs ne lui en demandent pas autant, c’est d’éviter que son émission privilégie un camp, une vision du monde et une seule, au détriment de toutes les autres.

Alain Finkielkraut, qui refusa, en son temps, le fauteuil de Bernard Pivot, estime que l’image écrase le discours. Que la télévision réduit et schématise la parole de l’intellectuelà

Je ne crois pas qu’il dirait cela de Ce soir (ou jamais !), où je donne toujours du temps à mes invités, y compris à Alain Finkielkraut. C’est la seule émission où l’on a vraiment le temps de s’expliquer. Je n’ai jamais coupé la parole à qui que ce soit. Maintenant, il ne s’agit pas non plus, pour une émission de télévision, de remplacer tout le reste. Si vous voulez réfléchir à votre aise, mieux vaut lire des livres. Quelle que soit la bonne volonté de l’animateur, une émission est limitée par le temps. Et quelle que soit son ambition, il s’agit d’un spectacle, même à caractère intellectuel. Je ne dirais pas que l’image écrase le discours mais, en venant s’y ajouter, elle le parasite. La voix fait la même chose dans une émission de radio. Le style, dans un livre, a lui aussi son importance. La responsabilité de l’animateur, c’est de ne pas laisser ses invités se caricaturer entre eux, ni se caricaturer eux-mêmes, de leur laisser des silences, de leur demander d’expliquer leurs propos quand ceux-ci risquent d’être mal interprétés et de ne pas chercher à tout prix à provoquer ces  » dérapages « , dont les médias sont devenus si friands. Les  » dérapages  » sont souvent des malentendus qu’un animateur qui n’écoutait pas a laissés s’installer entre son invité et les téléspectateursà

La radio, où vous officiez chaque semaine (sur Europe 1), a-t-elle une richesse que n’a pas la télévision ?

A la radio, vous êtes toujours un peu le meilleur ami de la personne que vous êtes en train d’interviewer. Il compte sur vous. A la télévision, c’est différent. Une rivalité s’installe inconsciemment, liée à cet écran que vous êtes en train de vous partager. La personne qui vous ressentait comme un allié à la radio a tendance à se sentir en concurrence avec vous une fois que vous l’invitez à la télévision. Et puis, l’image étant préoccupante, on est moins concentré sur ce que l’on voudrait dire, on est parfois moins subtil, moins profond. A la télévision, j’ai toujours l’impression d’avoir quatre ou cinq points de QI en moins. Ce n’est pas une impression, du reste. Ils me manquent vraiment ! Une autre différence, c’est le rapport au silence. A la radio, si votre invité ne répond pas tout de suite à la question que vous lui posez, le silence est sur vous. Tandis qu’à la télévision le silence est sur lui. Moi, j’aime bien les silences. A la télé comme à la radio. Ils mettent de la poésie, de la gravité aussi, dans les interviews.

Qu’est-ce qui fait un bon intervieweur ?

Cela varie selon les intervieweurs. Le culot, l’humour, l’insistance, la dialectique, la qualité d’écoute, la curiosité, la gentillesse ou la méchanceté peuvent entrer en ligne de compte. Moi, celui que j’admire le plus, c’est Jacques Chancel. C’est celui dont je me sens le plus proche. Réécoutez Radioscopie, on n’a jamais fait mieux. Thierry Ardisson, dans un autre style, réussit toujours à m’épater. Il est capable d’être très mal élevé. Je l’ai toujours envié à cause de ça.

On ne peut pas s’empêcher d’évoquer l’étalon-animateur, Bernard Pivot. Qui est-il pour vous ? Une icône du passé, un mythe cathodique empoussiéréà ?

Non, je lui ai consacré récemment toute une émission dans Ce soir (ou jamais !). Il m’a beaucoup influencé. Pivot était évidemment un formidable intervieweur, ses émissions avec Soljenitsyne, Duras ou Nabokov le prouvent, mais Apostrophes était également une excellente émission de débats, ce qu’on a un peu oublié. Il savait très bien choisir ses invités et les mettre dans l’obligation de s’affronter. En plus, il n’avait peur de rien. Surtout pas de choquer. Un exemple : durant l’été 1979 éclate la polémique sur la Nouvelle Droite, que beaucoup considèrent comme une officine nazie, ce qui vaudra au philosophe Alain de Benoist, sa figure tutélaire, d’être relégué aux dernières pages du Figaro Magazine, à la rubrique vidéoà Et qui est l’invité vedette d’ Apostrophes à la rentrée ? Alain de Benoist ! Alors qu’on ne l’avait jamais vu à la télévision et qu’on ne l’y reverra jamais. Du moins, jusqu’à ce que je l’invite à mon tour, trente ans plus tard, dans Ce soir (ou jamais !). Pivot et moi, à quelques années d’écart, nous sommes la preuve que la censure n’existe pas à la télévision. Ce sont les animateurs qui s’autocensurent. Si vous voulez inviter quelqu’un, vous l’invitez. Un point, c’est tout.

Et vous êtes maintenant un notableà

Je fêterai bientôt mes vingt ans de télé et, pourtant, j’ai toujours l’impression d’être un touriste à la télévision, c’est-à-dire quelqu’un qui va finir par retourner chez lui. Mais c’est où, chez moi ? Je ne sais pas. Je vais finir par croire que c’est la télévisionà

PROPOS RECUEILLIS PAR RENAUD REVEL PHOTO : VINCENT LIGNER POUR LE VIF/L’EXPRESS

 » Pivot et moi, nous sommes la preuve que la censure n’existe pas à la télévision « 

 » Quelle que soit son ambition, une émission est un spectacle « 

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