La présidente MR du Sénat s’inquiète du fossé culturel et religieux révélé par l’affaire du sirop de Liège halal. Elle appelle au courage politique pour le combler. Et à l’action dans des dossiers sensibles, dont l’étourdissement des animaux.
Le sirop de Liège de chez Meurens, une institution de la gastronomie belge, est labellisé » halal « . Cette décision, motivée par des raisons commerciales, a provoqué une tempête cet été. Un conseiller communal MR, Joseph Charlier, a même ramené son pot à la siroperie d’Aubel en guise de protestation. Christine Defraigne y voit le reflet d’un malaise. Et appelle à l’action.
Le Vif/L’Express : Avez-vous été choquée par le sirop de Liège halal ?
Christine Defraigne : J’ai découvert la polémique en rentrant de vacances. Je me suis dit : franchement, les temps sont durs pour nos PME et cette société a quand même bien le droit d’exporter. Je comprends cette certification. Le geste de ce conseiller communal de mon parti était disproportionné, j’y vois surtout un petit coup de pub de la part d’un homme sympathique au demeurant. Mais je me suis quand même demandé pourquoi cette polémique prenait une telle ampleur. J’en ai parlé autour de moi pour comprendre le malaise. Balayer cela d’un revers de la main, ce n’est pas sain et cela renforce les crispations.
De quel malaise s’agit-il ?
Le sirop de Liège est considéré par les gens comme leur tradition, leur culture, leur artisanat depuis plus d’un siècle. On touche là à l’intime de notre inconscient collectif. Eux – et le mot a été lâché par un de mes interlocuteurs -, ils veulent nous imposer leur culture. Je me suis dit que l’on était confronté à un mal vivre ensemble, à une rupture d’équilibre, à un choc de cultures. Ce problème du sirop de Liège n’est qu’un épiphénomène, qui cache d’autres choses…
Un révélateur ?
Cette poussée de fièvre est potentiellement le symptôme d’un syndrome, oui, cela a été mon analyse. Et la classe politique n’entend peut-être pas assez ce malaise. Je l’ai exprimé de façon nuancée, mais sur Twitter, j’ai reçu des critiques assez vives. On ne peut plus parler librement de ces problèmes sans être taxé de raciste… C’est le point Godwin : dans un débat, votre interlocuteur vous interrompt pour vous traiter de fasciste parce qu’il est à court d’arguments. C’est dommage parce qu’à force de ne pas nommer les choses, on pense s’éviter des problèmes, mais on fait, en réalité, le lit de partis extrémistes dangereux. Il suffit pour s’en convaincre de voir le débat en France. Or, on peut dire courageusement, en démocrate, que dans notre société, il y a des choses à mettre au point.
C’est-à-dire ?
Nous devons retrouver un point d’équilibre. Que le producteur de sirop de Liège exporte avec le label halal, c’est son problème et je continuerai à l’utiliser pour ma sauce » lapin « . Mais en termes de valeurs fondamentales, il y a des choses sur lesquelles nous ne devons pas transiger, comme l’égalité hommes-femmes. Je suis farouchement opposée, par exemple, à des heures différenciées d’ouverture des piscines pour les hommes et les femmes. C’est une question de principe. Je suis également opposée à des accommodements que j’ai nommés » déraisonnables « . Pourquoi, par exemple, faudrait-il interdire le porc dans nos cantines ? Or, la question a été posée. Nos enfants peuvent quand même manger des côtelettes, du saucisson ou du jambon ; de même, ceux qui ne veulent pas en consommer ont le droit de ne pas en manger. Cela fait aussi partie de nos traditions culinaires. En y touchant, on porte atteinte à des équilibres subtils, délicats.
Cette prise de position est étonnante de votre part : au MR, vous n’êtes pas cataloguée » dure » sur ces questions…
Que du contraire, d’ailleurs. J’ai notamment pris des positions assez fermes dans mon parti au sujet de la question de la déchéance de la nationalité parce que je trouvais qu’on allait droit dans le mur en prenant une décision totalement discriminatoire, entre les Belges de souche et les autres, mais aussi entre les communautés. Quand je l’ai dit, tout le monde n’était pas nécessairement d’accord avec moi, on ne m’a pas félicitée. Je ne suis pas suspecte, non : dans ma vie politique, je me bats pour les libertés fondamentales, religieuses, philosophiques, éthiques… Mais il faut avoir le courage de se retrouver autour de valeurs fondamentales, universelles, qui sont fédératrices.
Faut-il envoyer un signal en ce sens ?
Oui, et sur des dossiers extrêmement sensibles. Outre ceux que j’ai déjà cités, je suis favorable à l’étourdissement des animaux avant les abattages rituels. Je travaille sur ce sujet depuis 2007, in tempore non suspecto. J’avais déposé alors une proposition de loi en ce sens et ce n’était pas facile parce que l’on n’est pas toujours en bonne compagnie sur ces dossiers. Mais je pense au bien-être animal : ce n’est pas anodin, cela figure dans le traité européen de Lisbonne et dans une loi sur la protection animale depuis 1986, qui doivent primer sur des dogmes purement religieux. Je reprends toujours les mots de Gandhi : » Une société qui s’honore, c’est une société qui traite bien ses animaux. » Toutes les associations vétérinaires m’ont soutenue et j’ai la faiblesse de penser qu’on peut être un bon croyant tout en respectant l’animal.
Le débat resurgit aujourd’hui parce que la compétence a été régionalisée : en Flandre, Ben Weyts (N-VA) y est favorable…
Oui. Carlo Di Antonio (CDH) l’a évoqué lui aussi au début de son mandat en Wallonie et Bianca Debaets mène une réflexion à Bruxelles. Bien sûr, on marche sur des oeufs, y compris au sein de mon parti. Il y a des pressions, rien n’est simple, mais il arrive un moment où le politique doit prendre ses responsabilités par rapport à ses valeurs. Je ne veux aucunement porter atteinte à la liberté religieuse, j’y suis très attachée, mais on se trouve là au carrefour de valeurs qui peuvent paraître antagonistes. Je sais qu’il y a des blocages, mais tous les conservatismes doivent-ils l’emporter ?
Le risque, c’est de nourrir le fossé culturel que vous avez constaté ?
Si on reste arc-bouté là-dessus, on alimente en effet la fracture. Et personne n’est satisfait. Tous les partis politiques doivent balayer devant leur porte, on a flatté ce communautarisme, on a eu peur. Mais la tolérance ne peut pas conduire à accepter tout et n’importe quoi. Si elle aboutit à ce que des identités soient meurtrières ou meurtries, cela ne va pas. Vive la liberté, vive la tolérance, mais aussi vive nos valeurs fondamentales : voilà le point d’ancrage. C’est d’autant plus prégnant à l’heure où, tous les jours, les médias nous montrent les horreurs de l’Etat islamique au Proche-Orient, où la menace terroriste est une réalité et où la mixité sociale se perd. Il faut travailler sur l’intégration, donner de bonnes conditions de logement et d’emploi, mais on doit pouvoir dire qu’il y a des valeurs qui ne sont pas négociables. Faute de quoi, on va droit dans le mur.
Vous êtes présidente du Sénat. Est-ce un lieu où ce débat peut avoir lieu ?
C’est une question transversale qui pourrait rejoindre les travaux de notre groupe de réflexion sur le radicalisme. Nous sommes en plein coeur de cible. Le problème, c’est que certaines formations politiques cherchent le Sénat et lui mettent farouchement des bâtons dans les roues. C’est d’autant plus difficile à vivre que c’est une formation de la majorité.
La N-VA, en l’occurrence… Cette obstruction permanente vous pèse-t-elle ?
Ce n’est pas facile à vivre, cela demande beaucoup d’énergie pour vaincre des énergies négatives. Ce n’est pas dans ma nature : je préfère les énergies positives. Mais cela n’altère pas mon pouvoir de conviction.
Entretien : Olivier Mouton