Cet après-midi-là, à Luxembourg, Bertrand Piccard, initiateur de l’avion solaire Solar Impulse, a le sourire aux lèvres. Demain, il troquera sa combinaison d’aviateur pour un élégant costume : invité par les ministres européens de l’Energie, il fera à nouveau la promotion des technologies propres. A quelques semaines du sommet de Paris sur le climat, il évoque son projet de » mettre l’enthousiasme populaire à la disposition des hommes d’Etat » pour les » pousser à prendre les décisions qui s’imposent « . Mais, à 57 ans, ce Suisse aux yeux bleus de chien polaire, descendant d’une lignée de célèbres pionniers, ne se contente pas de rabâcher ses exploits. Icône médiatique, le médecin psychiatre livre aussi ses leçons de vie : penser différemment, oser sortir du cénacle aéronautique qui vouait le projet à l’échec… Solar Impulse illustre une thèse chère au docteur Piccard : c’est le doute qui crée des chercheurs et des pionniers.
Le Vif/L’Express : Depuis juillet, Solar Impulse 2 est cloué au sol, les batteries ayant subi d’importants dégâts durant la traversée de l’océan Pacifique. Les réparations devraient durer plusieurs mois. Difficile de ne pas être déçu ?
Bertrand Piccard : L’impossible est toujours plus long que le possible… Il y a treize ans, l’idée de voler jour et nuit avec un avion uniquement alimenté par l’énergie solaire était considérée comme une folie. Tous les spécialistes de l’aviation pensaient qu’il était impossible de construire un avion d’une telle envergure, avec un poids si faible. Une décennie plus tard, André (NDLR : Borschberg, ingénieur entrepreneur et ancien pilote de chasse) et moi avons réalisé le fantasme absolu, à savoir le vol perpétuel. C’est du jamais fait : voler durant cinq jours et cinq nuits sans carburant ni escale. Donc, je suis très heureux !
Des experts continuent d’affirmer que Solar Impulse n’incarne pas la meilleure exploitation de l’énergie solaire.
C’est vrai, et notre but n’est pas là. Solar démontre que les technologies propres et que l’efficience énergétique permettent d’accomplir des choses incroyables, comme effectuer un tour du monde à la seule force du soleil. On peut voler plus longtemps avec Solar qu’avec les avions qui recourent au carburant. Pour l’instant, le seul facteur qui empêche l’aventure de se poursuivre, c’est l’erreur humaine commise sur nos batteries. Nous avons trop isolé thermiquement nos batteries, qui ont surchauffé. Nous ne pouvions pas anticiper cette défaillance, puisque que nous n’avons aucun benchmark (NDLR : références). Solar est un véritable laboratoire volant. Il n’a aucune vocation commerciale.
Sur le plan personnel, ce sont des records, des récompenses… Mais explorateur est-il un métier utile à la société ?
Solar, ce n’est pas de l’aventure pure, pour battre des records. C’est un projet citoyen. Cet avion » zéro carburant » est un magnifique exemple pour promouvoir les énergies renouvelables et les technologies propres. A mes yeux, l’exploration ne sert que si elle apporte quelque chose à l’humanité.
Concrètement alors, à quoi servent vos exploits ?
Le monde a besoin de projets porteurs d’espoir, et les gens doivent être remotivés. C’est le fond du projet Solar : démontrer que les énergies renouvelables et que les technologies propres ont atteint leur maturité et qu’on peut maintenant aussi les utiliser dans la vie quotidienne. Si les procédés développés sur Solar étaient généralisés au sol, on diviserait par deux la consommation d’énergie dans le monde, et donc les émissions de CO2. C’est cela mon » héritage » : une aventure qui démontre des solutions concrètes pour agir.
Et estimez-vous que votre appel a été entendu ?
La conscience est là, mais pas encore l’action. Je reçois beaucoup de soutien du monde politique et cela aux quatre coins de la planète. Il y a trois semaines, j’étais avec François Hollande à l’Elysée et demain, je m’exprime devant les ministres européens de l’Energie.
Mais au-delà des discours et de la promotion des technologies propres, pensez-vous que Solar encourage les politiques à prendre leurs responsabilités ?
Ce qui manque, d’abord, c’est un changement de discours. Il faut sortir du propos selon lequel le changement climatique est un gros problème qui coûte cher. C’est de la complainte inutile ! Dire aux gens de prendre le vélo pour sauver le pôle Sud, ça ne sert à rien. On n’obtient jamais de soutien de cette façon. Il est temps de présenter le changement climatique comme une opportunité rentable pour créer de nouveaux marchés industriels et de nouveaux emplois. Quant au politique, il sait exactement quoi faire : mettre en place un cadre légal pour remplacer les vieilles technologies polluantes par de nouvelles technologies propres. Ce dont il a besoin, c’est d’un soutien populaire pour lui permettre de le faire. C’est le sens de l’action de Solar autour du monde : réunir suffisamment de voix affirmant leur soutien à des politiques proenvironnementales et mettre cet enthousiasme à la disposition des hommes d’Etat.
Votre message est autant politique que technologique. La politique vous a-t-elle déjà tenté ?
Je fais énormément de politique, mais pas dans un parti. Le fait que l’écologie soit politisée dans un parti empêche les autres partis de promouvoir des solutions écologiques nécessaires parce qu’ils ont peur de donner des voix à leurs adversaires. Je ne suis pas un écolo traditionnel et je ne suis pas non plus favorable à la décroissance. En fait, je ne suis pas là pour contester mais pour mobiliser, de la gauche à la droite, pousser les gouvernements à prendre les décisions qui s’imposent.
Comment ?
Je suis en train de bâtir un mouvement citoyen à travers la plate-forme » Future is clean « , créée par Solar Impulse. L’idée, c’est de fédérer des associations, des ONG, des personnalités et des leaders d’opinion. A ce jour, nous avons rassemblé environ trois cents associations. Nous leur demandons deux choses : premièrement, affirmer vouloir un futur propre, deuxièmement, choisir des solutions pour y arriver. Une analyse géographique sera faite, qui permettra de savoir quels pays veulent quelles solutions. Nous espérons arriver avec assez d’informations au sommet de Paris sur le climat, en décembre, pour apporter une véritable expression populaire.
Vous êtes héritier d’une lignée d’explorateurs : votre grand-père a été le premier à atteindre la stratosphère, votre père a exploré les profondeurs des océans. Vos trois filles ont de qui tenir !
Mes filles se sentent plus libres que si elles avaient été des garçons. Je les ai toujours laissé choisir leur voie, à condition qu’elles le fassent avec créativité. Elles font des études très classiques : droit, économie et architecture. C’est là qu’il faut des pionniers. Car les grands défis ne sont plus d’aller sur la Lune ou l’Everest, c’est déjà fait. Ils seront humanitaires et concernent la qualité de vie : l’extrême pauvreté, la gouvernance de la planète, le développement durable… Si mes enfants peuvent contribuer à cela, je serai heureux.
L’autre Bertrand Piccard, c’est le médecin psychiatre. Avez-vous encore le temps d’exercer ?
Non, et cette activité me manque. J’ai écrit Changer d’altitude (Stock, 2014) pour cela, pour aider les gens à distance. Je voulais un livre qui leur apprenne à utiliser les crises de la vie pour évoluer, qui leur apprenne à vivre en harmonie avec eux-mêmes et les autres.
Votre mère, fille de pasteur, pianiste virtuose et intellectuelle, a passé sa vie à chercher, à s’intéresser à la psychologie, la philosophie, la religion, la spiritualité. Vous aussi, vous êtes sans cesse en quête de compréhension ?
Ma recherche n’est pas que dans le ciel, elle est sur terre et elle est aussi intérieure. Mon but n’est pas de trouver des réponses mais de chercher des façons d’être, d’acquérir plus de compassion, de respect, de sérénité et de paix intérieure.
Qu’avez-vous trouvé dans le ciel ?
La conscience de l’instant présent. Dans la vie de tous les jours, on est en pilotage automatique. Là-haut, face à un certain risque, on atteint une conscience de soi très aiguë. Ce qui est fascinant, c’est l’élévation du niveau de conscience qui permet d’être extrêmement concentré et performant. On atteint aussi un état de connexion à soi-même, aux autres et à l’environnement. Cela stimule la créativité.
Et Dieu ?
Je crois plus en un Dieu qui a créé les hommes que dans un Dieu créé par les hommes pour se rassurer de la mort. D’ailleurs, je ne pense pas que l’on puisse le comprendre depuis notre état humain. La foi, ce n’est pas nécessairement croire en Dieu. Pour moi, c’est croire que ce que l’on vit ensemble a un sens, même si on ignore lequel.
Vous vous dites » hérétique « . Pourquoi ?
Oui, hérétique au sens éthymologique du terme. Hérésie veut dire » choix » en grec. L’hérétique, c’est celui qui se permet de choisir ce qu’il pense, ce qu’il croit. J’aurais été brûlé durant l’Inquisition.
C’est-à-dire ?
Ce qui compte, ce n’est pas ce que j’explore mais comment je le fais : comment aller au-delà de mes certitudes, comment m’ouvrir à l’inconnu ? La liberté consiste à pouvoir envisager toutes les options, toutes les façons de penser. Elle est illimitée mais cela suppose de lâcher les habitudes, les dogmes religieux, les préjugés moraux, les réponses toutes faites. Tout le monde devrait apprendre à quitter sa zone de confort, remettre en question, découvrir d’autres façons de penser, d’agir. C’est ça qui rend libre. Et qui rend plus efficace. C’est cette » hérésie » qui m’a ouvert vers l’inconnu, vers l’hypnose, par exemple, en 1991, alors qu’elle était encore mal considérée et taboue dans la médecine.
Votre discours pourrait vous faire passer pour un gourou ?
Au contraire ! Un gourou vous force à penser comme lui. J’essaie d’aider les autres à penser par eux-mêmes, en dehors des préjugés. Ce qui est intéressant dans la vie, c’est le point d’interrogation, le mystère, le doute, la question sans réponse. Quoi de plus stimulant que de rester l’esprit et le coeur ouverts face un problème qui n’a pas de réponse. Dès que l’on trouve une solution, on se rassure et on s’endort. Or, c’est ce qu’on enseigne à l’école : uniquement des connaissances, plutôt que le mystère, le doute, tout ce qui ne peut pas s’expliquer, le goût de la curiosité, d’aller plus loin. Justement, il faut apprendre à questionner, chercher, enseigner les domaines pour lesquels nous n’avons pas de certitudes. Ça permet à l’enfant de valoriser sa curiosité. C’est ce qui crée des chercheurs et des pionniers.
Vos conférences font salle comble.
J’ai trois types de conférences : les conférences humanitaires pour ma fondation Winds of Hope, les conférences incluses dans les contrats des partenaires et celles pour gagner ma vie puisque je n’ai plus de gains liés à mon cabinet et aucun salaire chez Solar Impulse. Je ne veux surtout pas dépendre des partenaires du projet pour vivre. Cela me donne plus de crédibilité.
Lorsque vous volez, vous prenez indéniablement des risques. Quelle serait la mort idéale ?
Ce serait celle qui me permette de comprendre ce passage dans l’autre monde, d’être conscient de ce qui se passe.
Outre repartir à bord du Solar, l’an prochain, que peut-on vous souhaiter ?
Pouvoir aider les gens à évoluer. J’aimerais combiner conférences et thérapies de groupe, en montrant aux patients comment acquérir les outils thérapeutiques pour se soigner eux-mêmes. J’ai d’autres livres que j’aimerais écrire, et même un roman ! J’adore voler, mais aussi écrire.
Propos recueillis par Soraya Ghali – Photo : Debby Termonia pour Le Vif/L’Express
» Dire aux gens de prendre le vélo pour sauver le pôle Sud, ça ne sert à rien. On n’obtient jamais de soutien de cette façon »
» Ma recherche n’est pas que dans le ciel, elle est sur terre et elle est aussi intérieure »