Plantu était de passage à Bruxelles pour présenter le film documentaire Caricaturistes, fantassins de la démocratie, de Stéphanie Valloatto, où il s’exprime avec douze collègues épris de la même liberté… Rencontre avec cet infatigable empêcheur de tourner en rond, ennemi de toutes les censures et militant du parti d’en rire.
Ses dessins publiés dans Le Monde ont fait de Plantu un caricaturiste vedette, au trait aussi acéré que reconnaissable. Voici 8 ans, et avec l’aide de l’ancien secrétaire général de l’ONU Kofi Annan, il a créé l’association Cartooning for peace, qui réunit des dessinateurs de presse du monde entier – dont notre talentueux Vadot – et défend la liberté d’expression.
Le Vif/L’Express : On dit qu’un dessin vaut tous les discours. Vous attendiez-vous, au départ de votre trajectoire professionnelle, à vous retrouver à ce point sollicité pour parler, témoigner, prendre position. Bref… tenir un discours ?
Plantu : Pas le moins du monde ! D’autant que je n’avais pas précisément brillé en classe. Mes parents étaient d’ailleurs à peu près persuadés que je n’aboutirais à rien. C’était dur de se dire » plus tard, je ne ferai rien de bien « … Et ce, jusqu’au bac. Je parlais peu, je ne parlais pas, je ne savais pas parler. C’est grâce, finalement, aux premières interviews – qui ont commencé assez tôt – que j’ai appris à user des mots. Jusqu’à, non sans ironie, prendre la parole dans des classes… Je suis très animé par l’idée que l’ancien pauvre petit bonhomme tout perdu à l’école (pas cancre, mais pas bon non plus) et qui ne s’en sortait pas, peut aujourd’hui aller dans les écoles dire à d’autres petits gars largués qu’ils ne doivent pas s’en faire. Leur dire que ce qu’ils ont dans leurs tripes et qu’ils n’arrivent pas à communiquer, ils trouveront bien un moyen de l’exprimer. Et qu’ils arriveront à quelque chose. J’aime encourager les p’tits jeunes qu’on dit sans avenir. Parce que c’était moi il n’y a pas si longtemps…
La question des limites se pose de manière spectaculaire pour les dessinateurs de presse comme vous !
En effet. J’ai toujours trouvé très démago de dire » on peut tout dessiner « . Je ne connais pas un seul dessinateur qui ne fasse pas d’autocensure ! Même ceux de Charlie Hebdo font aujourd’hui très gaffe de ne pas en rajouter sur Mahomet… D’ailleurs, les trois quarts d’entre eux travaillent aussi pour L’Humanité, où ils ne font rien qui puisse déranger le PC ou le Front de gauche… L’autocensure, ils connaissent ! Ils ont d’ailleurs licencié un dessinateur qui s’appelle Siné, viré comme un chien sur une – fausse – accusation d’antisémitisme…
Que vous inspirent les fatwas de 2006 visant les dessinateurs danois ayant caricaturé Mahomet ?
Je me suis dit premièrement que les artistes doivent avoir tous les droits, y compris celui de dessiner le visage du prophète. Mais nos dessins ne sont pas que sur le papier de nos journaux. Ils sont aussi sur le Web. Et je ne veux pas faire à certains connards, qui nous attendent au tournant, ce cadeau immense. Ils n’attendent que ça, que nous dessinions de nouveau le prophète ! Je crois que l’époque est à une certaine intelligence, subtile, qui puisse nous permettre de continuer à brocarder toute forme d’intolérance religieuse sans pour autant blesser l’ensemble des croyants.
Un des grands moments de votre vie a pris la forme de ce dessin que vous faites signer par Arafat, puis par Shimon Peres !
Je l’ai toujours, et j’espère que dans le futur, il sera exposé quelque part entre Jérusalem-Ouest et Jérusalem-Est, dans un musée de la paix. Car bien entendu, il y aura un jour la paix au Moyen-Orient ! Tout a commencé par un coup de téléphone d’Arafat. Je faisais une exposition à Tunis et il me dit qu’il veut me voir. Je comprends qu’il veut m’utiliser – mais dans le bon sens du terme – pour exprimer quelque chose par le dessin. Nous nous rencontrons. Une fois mes feutres posés, je lui demande de pouvoir revenir avec une caméra. Nous sommes en novembre 1990. Début 1991, c’est la première guerre du Golfe. On attend un peu, et au mois de mai, une nouvelle rencontre a lieu. J’ai amené ma caméra, et lui qui n’était pas capable de dire » Je reconnais l’Etat israélien « , je lui tend un feutre et je lui fais dessiner l’étoile de David ! Puis signer le dessin, comme une main tendue, que j’amènerai ensuite à Jérusalem chez Shimon Peres, le chef de la diplomatie israélienne, pour qu’il signe à son tour… Ce qui est marrant, c’est qu’Arafat me prenait pour un intellectuel, puisque je travaillais au Monde. Il me dit : » Vous, les intellectuels, vous ne nous soutenez pas assez ! » Je lui ai répondu : » Un, je vous soutiens. Et deux, je fais ce que je veux. Comme dire par exemple que je ne suis pas d’accord avec un attentat… Par ailleurs, je ne suis pas un intellectuel ! J’aimerais bien, mais non (rire). »
Quelle est la mission que se donne Cartooning for peace, votre association qui est au coeur du documentaire Caricaturistes, fantassins de la liberté ?
Nous défendons la liberté de s’exprimer tout le temps et partout. Et nous proposons une grille de lecture. Elle est simple : on doit pouvoir tout dire, avec une certaine nuance. Prenez le sujet de la lapidation. Oui, attaquons les gens qui lapident les femmes. Mais faisons bien en sorte de ne pas généraliser à tous les musulmans, de dire qu’il ne s’agit que d’une infime minorité. Notre boulot n’est pas d’humilierinutilement les croyants. Quelle que soit leur religion, par ailleurs.
On sent une grande solidarité entre tous les dessinateurs de différents pays et continents qui apparaissent dans le film.
Au fil de mes nombreux voyages, j’ai noué des liens avec d’autres dessinateurs un peu partout dans le monde. Ils sont des baromètres, ils aident à comprendre un pays. Bon, j’aime bien les dessinateurs parce qu’on fait le même métier. J’adore Kroll, j’adore Nicolas Vadot, entre autres. Mais une fois qu’on s’est dit qu’on s’aime, il y a bien plus. Ce qui m’intéresse, c’est de savoir comment un collègue a pu faire tel ou tel dessin. Je vois le dessin d’un dessinateur de Téhéran et je me dis » Tiens, il n’aurait pas pu le faire il y a encore 15 jours, il a dû se passer quelque chose… » Et je l’appelle pour savoir quoi. Mes amis m’avertissent aussi des événements dramatiques, comme quand un dessinateur syrien est torturé. C’est Kichka, un Israélien, qui a prévenu tout le monde. Alors quand le dessinateur syrien est venu en France, il a refusé de le rencontrer parce qu’il est israélien… Il m’a dit : » Il n’a qu’à me rendre le Golan ! » Je lui ai dit : » Connard ! C’est lui qui, le premier, nous a avertis de tes ennuis ! » Je m’énerve un peu, des fois… C’est pas parce qu’il a été torturé que je ne peux pas le traiter de connard, quand même (rire) !
Vous est-il arrivé de proposer au Monde un dessin » impassable » pour en faire astucieusement accepter un autre auquel vous teniez ?
C’est la base ! Vous amenez cinq dessins à votre rédacteur en chef, dont un » sacrifié « . Il le regarde et dit : » Non, celui-ci est impossible « . Et il me prend le numéro 4, qui est bien sûr celui que je voulais faire passer (rire) ! Il y a d’autres astuces… Voici quelques années, quand on parlait beaucoup de pédophilie dans l’Eglise, on a fait la » une » du Monde avec un dessin où l’on voyait un évêque tenant un enfant par la main. L’évêque disant : » Les voies du Seigneur sont impénétrables » et l’enfant répondant : » Il n’y a bien qu’elles… » C’est tout de même génial de pouvoir passer ça ! Quelle chance !
Dans le film, on vous voit parler avec de jeunes dessinateurs, et on sent chez eux une peur plus grande que celle de votre génération…
C’est exactement ça ! J’ai vu, en France, des peurs que je n’ai pas rencontrées à Téhéran, par exemple, où un dessinateur s’est ramassé 72 coups de fouet… En France, on a peur… Je veux bien avoir la pétoche à Téhéran ou à Pékin. Mais pas à Paris ! C’est là qu’on se rend compte des dégâts du politiquement correct. Ils me disent : » Vous êtes sûr qu’on peut mettre tout ça ? Les barbus ne vont pas nous tomber dessus ? » Faut pas déconner ! Restons cool ! Il y a un gros travail de pédagogie à faire pour revivifier un vrai désir d’échanger des opinions.
Caricaturistes, fantassins de la démocratie, en salle le 8 octobre. www.cartooningforpeace.org
Entretien : Louis Danvers