Le Vif/L’Express : L’Histoire est contée par les historiens. Que peut y apporter la fiction ?
Martin Amis : Passionné d’Histoire, j’estime que le roman pénètre l’âme de ceux qui ont été directement impliqués. La fiction accroît la compréhension et la réceptivité au monde. En suscitant l’empathie du lecteur, on réduit son envie d’être violent. L’Allemagne des années 1930 était pourtant incroyablement cultivée, or l’éducation ne refrène hélas pas la barbarie. On croit que celle-ci appartient au passé, mais on l’emporte avec soi… L’Allemagne a toutefois effectué un véritable travail de mémoire sur la Shoah.
Alors que vous comparez vos romans à » des miroirs déformants « , que reflète celui-ci ?
Un miroir que personne n’ose regarder. « La zone d’intérêt » étant notre nature réelle, celle qui surgit dans des conditions extrêmes. Primo Levi disait que » son expérience à Auschwitz était atypique, puisqu’on y était gazé, une heure après son arrivée « . Ne pensant pas être si forts, les survivants ont développé des » talents inattendus » : passer inaperçu et s’immuniser contre le désespoir. Si j’avais été confronté à tant de haine et de cruauté, je n’aurais plus voulu appartenir à l’espèce humaine. Qui sommes-nous vraiment ? Pourquoi certains deviennent-ils résistants, d’autres collabos ? Pour me mettre dans la peau des bourreaux, j’ai dû explorer mon côté diabolique. Autant dire que ça m’a remué !
A travers ce livre, voulez-vous saisir l’humain dans l’inhumain ?
Beaucoup d’études tentent d’approfondir cette réalité. C’est comme s’il y avait deux êtres en un. Ainsi, on peut envoyer des gens à la chambre à gaz, tout en câlinant ses enfants ou en écoutant Mozart le soir. On note » une stratégie d’anesthésie » chez les nazis. Croire qu’on demeure » normal « , malgré l’ignominie commise, permet de continuer à vivre avec soi-même. Loin de s’apparenter à des monstres, les nazis sont humains et c’est justement cela qui semble effrayant ! Rien n’a changé depuis : voyez l’Etat islamique, qui s’octroie le droit de tuer. Mon roman nous rappelle qu’on doit rester vigilant face à la haine ou l’antisémitisme.
Qu’en est-il de Szmul, ce » témoin voulant continuer à vivre » ?
Chacun de nous est obligé de faire des compromis pour survivre. Dans les ghettos, on a vu des gens prêts à collaborer avec les nazis, pour rester en vie à tout prix. Szmul fait partie des Sonderkommandos, ces unités chargées de faire fonctionner les fours crématoires. Des témoins gênants qui finissaient par subir le même sort. C’est dans ce lieu, incarnant la mort, que j’ai voulu créer un héros symbolisant l’amour de la vie, parce que celui-ci est plus fort que l’horreur ou la douleur. Le Bien et le Mal ne sont pas si différents. L’important étant la fidélité à soi et au monde.
Entretien : Kerenn Elkaïm