Infirmières:, Un métier formidable. Et en péril

Mouvements de colère, protestations et cris du coeur :  » Nous adorons notre métier, disent les infirmières et infirmiers hospitaliers. Mais nous craquons parce qu’on ne nous donne pas les moyens de tenir.  » Le Vif/L’Express est allé les voir à l’ouvre, au quotidien. Enquête sur des vies compliquées

Un malade inattendu est entré à l’hôpital. Sans passer par la case accueil et inscription, il a pris ses aises et s’est glissé à tous les étages. Son nom : rentabilité. Depuis que ce virus est là, la vie des infirmières, déjà difficile, a basculé davantage encore. On leur avait parlé d’idéal, d’empathie, de soulager les souffrances. Elles découvrent que leur univers de travail devient celui de toute entreprise : sans pitié ni compassion, broyeur de rêves et de valeurs.

Elles avaient rêvé d’aider les autres. Elles le font, dans la foulée d’une multitude d’autres tâches, y compris administratives. Elles savent qu’elles y parviennent plutôt bien, conscience professionnelle et passion obligent. Mais, franchement, elles dérouillent. Selon l’étude Belimage, réalisée de 2001 à 2003 auprès de 9 638 infirmiers de 22 hôpitaux de Belgique, ce n’est pas le contenu des soins qui est à l’origine des tensions, des insatisfactions, de l’épuisement du personnel hospitalier : ce sont les conditions dans lesquelles doit s’effectuer le travail.  » L’importance de la maîtrise des coûts a introduit des règles qui vont parfois à l’encontre des valeurs professionnelles « , notent ainsi les auteurs de ce rapport. Voilà sans doute, principalement, pourquoi des infirmières (la profession est encore féminine à 80 %) manifestent.

Si l’hôpital s’était contenté de poursuivre son inéluctable évolution vers une technicité plus grande, une médicalisation plus complexe et des exigences globalement accrues, peut-être auraient-elles pu s’en sortir avec moins de casse. Mais la pression a incontestablement augmenté sans que les moyens suivent. Et aucun service n’a été épargné. Toutes le confirment : on leur a demandé d’en faire plus et mieux, avec les mêmes conditions qu’auparavant. Comme le souligne Agnès Mouchart, chef du bloc opératoire à l’hôpital universitaire Saint-Pierre, à Bruxelles, en raison des directives gouvernementales ( et non de la direction de l’hôpital, précise-t-elle), elle a dû se débrouiller avec le même personnel… pour 1 000 opérations de plus (13 300 en tout). En clair, les normes et les quotas des infirmières hospitalières ont, finalement, toujours un cran de retard sur les nouveaux défis auxquels il faut faire face.

En imposant des délais d’hospitalisation plus brefs, nul ne semble avoir songé qu’on allait rendre la vie des services nettement plus difficile. Mais, parce que le patient reste quatre jours plutôt que huit, faut-il ne plus prendre le temps de l’accueillir comme il se doit, de l’écouter, de lui parler ?  » Récemment, lors d’une toilette, j’ai compris que ce malade diabétique qui revenait en permanence pour des surinfections aux pieds vivait dans des conditions insalubres. En outre, il se nourrissait plus mal, parce que la voisine qui faisait ses courses était souffrante et n’assurait plus ce service. A tous nos soins et à nos conseils de régime, il fallait donc ajouter une intervention sociale « , raconte Vinciane Crucifix, infirmière en médecine interne à l’hôpital de Mont-Godinne.

Autre aspect des difficultés croissantes,  » les services prennent en charge de plus en plus de personnes très âgées et très dépendantes, demandant davantage de soins et d’attention. Tout prend du retard et les patients râlent « , ajoute Françoise Gaudron, infirmière dans le même établissement. A entendre les témoignages ( lire en p. 45), le mythe de l’infirmière prend un coup : sans arrêt à cavaler, parfois à pousser des lits dans les couloirs, elles portent des bas antivarices, se plaignent de lumbago, ont mal au ventre, aux épaules. Les douleurs physiques risquent de déboucher sur un trop-plein de souffrances psychiques, avec déprime, épuisement professionnel et dépression à la clé. Résultat : un personnel démotivé, à bout. Diplômé en 2004, Laurent Laforge, actuellement aux soins intensifs à l’institut Edith Cavell (Bruxelles) confie qu’il a vu, durant ses stages, de futurs collègues qui semblaient fonctionner comme des robots, appliquant des automatismes comme de simples  » exécuteurs de soins « .

Travailler dans un univers où les gens souffrent et meurent laisse forcément des traces ( lire en p. 50 ).  » Souvent, dans les unités de soins curatifs, le visage d’un mourant est remplacé, deux heures plus tard, dans le même lit, par celui d’un autre malade. Pourtant, il faut continuer et garder le sourire. Même si, dans de nombreux cas, on n’a pas pu exprimer ce qu’on ressent « , constate Véronique Helin, infirmière spécialisée en soins palliatifs, chef de l’unité Papyrus à l’hôpital universitaire Brugmann (Bruxelles).

En général, on ne devient pas infirmier par hasard.  » Nous avons une sensibilité particulière « , estime Maria Van Brussel, chef de la salle de gynécologie et de sénologie de l’hôpital universitaire Saint-Pierre, à Bruxelles. Cette empathie envers les autres est une force. Mais elle risque de se transformer en faiblesse quand il faut apprendre à résister aux réalités de la vie hospitalière, souligne Gladys Pierre Louis, infirmière hospitalière et psychiatrique qui travaille au bloc opératoire des cliniques universitaires Saint-Luc, à Bruxelles. Car, dans ce métier,  » il s’agit de s’endurcir sans y laisser son âme et sans perdre de vue ses propres valeurs « , précise Véronique Helin.

Selon l’étude Belimage, 73,4 % des infirmiers estiment que la société perçoit leur profession comme une vocation (une image surannée qui en ulcère plus d’un) et que le grand public imagine que leur rôle se réduit à être les petites mains des médecins, faire les toilettes et les pansements.  » Bref, s’occuper des pipi-caca « , lance l’une d’elle. Mais les infirmières, elles, décrivent leur métier comme à haute responsabilité, exigeant, dur, stressant et, accessoirement, plutôt mal payé. Sans doute seraient-elles davantage angoissées encore si elles savaient qu’il n’existe actuellement pas de statistiques officielles permettant de savoir combien elles sont (au ministère concerné, on travaille cependant à combler cette lacune). Ni combien renoncent, tous les ans, à ce métier devenu trop pénible.

Nul ne sait, donc, s’il y aura suffisamment de futurs collègues (en 2003, il y a eu 2 312 diplômés en Communauté française) capables de venir les soulager, alors que l’accord négocié récemment entre les syndicats et le gouvernement prévoit un renfort de 10 000 infirmiers supplémentaires. Dans certains services, on se plaint déjà de pénurie. Il y a plus : un hôpital a débauché toute l’équipe d’une salle d’op’ d’un autre institut, en proposant cinq ans d’ancienneté en plus dans le calcul des salaires ! Les intérimaires manquent. Quand on en trouve, on est prêt à les accueillir, y compris là où ils ne sont pas forcément qualifiés. Déjà, des agences proposent d’importer des infirmières des pays de l’Est…

Pourtant, 87,1 % se disent fiers de leur profession. Cette image positive est une force indéniable. Elle leur a permis, au fil des ans, d’apprendre à s’imposer au sein des institutions hospitalières. A y dire non, à fixer des limites, à se faire respecter. A devenir – ou à tenter de l’être – les partenaires, voire les alliés des médecins.  » Nous sommes le maillon fort de l’hôpital, assure Gladys Pierre Louis. Mais nous ne sommes plus là pour faire uniquement notre travail : nous devons aussi y réfléchir et le faire évoluer.  »

Un détail qui en dit long : dans l’étude Belimage, 60,8 % des infirmières ont affirmé sans hésiter que si elles devaient recommencer, elles choisiraient la même voie. Mais trop d’entre elles avouent qu’elles ne conseilleraient pas à leurs enfants de suivre leurs traces. Car être infirmière, c’est for-mi-dable. Actuellement, dans certains cas, le rester, c’est surtout… fort.

Pascale Gruber

Le mythe de l’infirmière en prend un coup : sans arrêt à cavaler, elles portent des bas antivarices, se plaignent de lumbago, ont mal au ventre et aux épaules

On leur a demandé d’en faire plus et mieux, avec les mêmes conditions qu’auparavant

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