Il a donné chair au libéralisme social, tous ses grands combats à la charnière des XIXe et XXe siècles ont nourri une pensée politique féconde, servie par une brillante éloquence. Une biographie restitue la saisissante modernité de Paul Hymans. Le Vif/L’Express en témoigne, en primeur.
Il est né il y a cent cinquante ans, à l’aube d’un règne. Lorsque Paul Hymans voit le jour le 23 mars 1865 à Ixelles, la Belgique indépendante a 35 ans et s’apprête à connaître son deuxième roi, le remuant Léopold II. Le Parti libéral, fondé en 1846, n’a pas encore soufflé ses vingt bougies : comment résister à ses sirènes avec un père député libéral de Bruxelles mais trop tôt disparu, alors que Paul n’a que 19 ans ?
Le jeune avocat s’efface rapidement au profit du député, élu pour la première fois en 1900 sur la liste de la » Ligue libérale « . Le virus de l’engagement politique ne quittera plus Paul Hymans. Quarante ans de vie parlementaire jalonnés de responsabilités ministérielles assumées aux Affaires économiques, à la Justice et surtout aux Affaires étrangères (de 1918 à 1920, de 1924 à 1925 et de 1927 à 1935). Avec, en toile de fond, les épreuves de la Première Guerre mondiale et ses séquelles annonciatrices du second conflit.
Epoque tourmentée : Paul Hymans s’y forge une stature internationale. L’acharnement que met le ministre des Affaires étrangères à faire entendre la voix de la petite Belgique dans le concert des grandes puissances victorieuses lors de la Conférence de la paix à Versailles en 1919 lui vaut l’hommage tout particulier du » Père la Victoire » : » Votre mari est un méchant homme « , confie à son épouse le redoutable Georges Clemenceau, président du Conseil français. La presse américaine le fait passer pour un » pestiferous mosquito « . Sa réputation est faite. Elle mène Paul Hymans à présider la première session de l’Assemblée de la Société des Nations, qu’il contribue à faire sortir de terre en 1920.
Paul Smets, docteur en droit et professeur émérite à l’ULB, ressuscite l’avocat engagé, le correspondant de presse politique, l’essayiste lucide, le négociateur redoutable, le diplomate incisif, le discret franc-maçon, que fut Paul Hymans (1) : » L’homme multiple, un homme d’Etat et de tête, de coeuret de plume, probe et libre, fraternellement engagé, sobre et distingué, sensible au progrès humain et social. »
Question coloniale, militaire, religieuse, scolaire, électorale : c’est toujours le libéral social qui prend fait et cause. Qui affiche des positions avant-gardistes pour améliorer la législation pénitentiaire, milite pour l’affranchissement des femmes mariées, lutte pour l’instruction obligatoire, se bat pour le suffrage universel pur et simple. Mais qui reste aussi l’homme de son époque : adversaire des syndicats obligatoires, hostile au droit de vote pour les femmes par crainte de l’emprise du clergé. » Délivrer le pays de la domination cléricale » : Paul Hymans en fait aussi sa croisade. Jusqu’à combattre la loi, voulue par les catholiques, qui impose à tous le repos du dimanche.
Alors que les bruits de bottes se font assourdissants, Paul Hymans donne sa dernière conférence publique à l’ULB, le 5 janvier 1940 : c’est pour clamer une fois encore, à 75 ans, sa foi dans la liberté que le totalitarisme est sur le point d’étouffer. La défaite consommée, réfugié en France, il gagne Nice : plutôt » l’exil libre sur la terre étrangère » que » l’exil moral sous la domination de l’ennemi « . Il y décède le 6 mars 1941.
Il reste l’acuité d’une réflexion politique qui résiste étonnamment bien à l’épreuve du temps. D’autant qu’elle est servie par cet art de trouver les mots justes que Paul Hymans maîtrisait à merveille. » Immense Hymans. Il n’est pas passé de mode « , conclut son plus récent biographe. Le Vif/ L’Express a eu le loisir de le vérifier. Morceaux choisis.
Le mépris pour les » gens gorgés d’or et d’argent « .
» Il est des gens qui ne se contentent plus de la fortune et qu’elle ne satisfait plus que pour autant qu’ils en puissent faire montre publiquement. Ils ne sont qu’une minorité, mais c’est une minorité qui se dresse au sommet de la pyramide sociale et qui s’offre à tous les regards. […] Le contraste violent qui se creuse entre les accumulations de capitaux dans quelques mains puissantes et l’extrême misère où gémit la cohorte des déshérités, ne saurait laisser insensible ni l’homme d’Etat, ni l’homme de coeur. […]
Les séductions du luxe, le frôlement capiteux des élégances de la vie moderne, la disproportion des conditions sociales, l’éblouissant ruissellement d’or qui coule à travers les grandes villes, la contagion du plaisir énervent le sens moral, éveillent les tentations, et créent des besoins artificiels, avides de sensations immédiates. »
(L’avocat, à 27 ans, devant le Jeune barreau de Bruxelles, en novembre 1892.)
» La crise du parlementarisme coïncide avec la crise de l’idée de liberté. «
Au Parlement, » le dénouement d’un débat est toujours connu d’avance, sauf de très rares exceptions. La question est réglée avant d’avoir été discutée. […] A proprement parler, la discussion parlementaire n’est donc pas un combat ; c’est un tournoi, c’est une passe d’armes. […] Trop de discours et pas assez d’actes ; trop d’amendements et pas assez de lois ; une mauvaise distribution du travail ; une préparation insuffisante ; trop de lenteur ou de précipitation. »
(Le professeur d’histoire parlementaire à l’ULB, à 32 ans, en novembre 1897.)
La bourgeoisie ou » le spectacle de la plus extraordinaire confusion et de la plus complète anarchie intellectuelle « .
» Trois ulcères nous rongent : l’indifférentisme, qui nous anémie ; l’esprit de parti, qui nous divise ; et le dénigrement niveleur – signe de médiocrité – qui s’attaque à toutes les supériorités et, sous prétexte d’esprit, paralyse et débilite toutes les initiatives. […] Ainsi on apprend au peuple à rire de tout ; on se désintéresse du sort du pays, et de sa sûreté comme de sa grandeur. On néglige la chose publique et, à force de douter de soi-même et de se décrier mutuellement, on perd sa propre estime et l’on se diminue dans celle d’autrui. »
(Le conférencier, à 32 ans, au Cercle artistique et littéraire de Bruxelles, en décembre 1897.)
» Il est difficile d’imaginer quelque chose de plus absurde que notre programme d’enseignement secondaire. «
» L’infériorité et l’insuffisance des études secondaires rabaissent le niveau des études supérieures et réagissent sur toute la culture de notre jeunesse. »
(Le conférencier en décembre 1897.)
» Des femmes utiles et pratiques, qui sachent être plus que l’ornement de la maison et l’institutrice primaire de leurs enfants. »
Des femmes, plaide Hymans, » pour lesquelles la société où elles vivent cesse d’être un domaine inconnu, fermé à leur vue et à leur compréhension, qui partagent nos préoccupations d’intérêt général comme nos préoccupations d’intérêt privé, qui sachent sentir et suivre les grands courants d’idées dont tressaille notre monde moderne. »
(Le conférencier en décembre 1897.)
» Le parti clérical est un parti de secte, comme le parti socialiste est un parti de classe. «
» L’un vise à assurer la prédominance d’un culte, d’une Eglise, de leurs pratiquants, de leurs desservants. Le second revendique le pouvoir pour une classe de la société, à l’exclusion des autres. »
(L’avocat, à 35 ans, dans une brochure sur le libéralisme et l’Eglise, en 1900.)
» Nul ne peut vivre de soi […] nul ne peut vivre pour soi. «
» L’idée de solidarité planera sur le siècle. Qui ne la comprendra pas ou prétendra se soustraire à son empire, sera destitué. »
(L’essayiste, à 36 ans, en février 1901.)
» Un peuple prospère qui néglige de s’assurer contre les risques d’agression ou de conquête n’a pas d’excuse. Il s’endort dans sa graisse. «
» Nous nous sommes habitués à considérer l’Europe comme un monde lointain dont les agitations expirent à nos frontières. C’est ainsi que les peuples industrieux s’engourdissent et que les énergies se relâchent. […] La prévoyance n’est pas seulement une vertu privée ; elle s’impose aux nations comme aux individus. »
(Le député, à 36 ans, à la Chambre et dans un article publié en 1901.)
» L’Etat est neutre et laïque. Il n’est pas juge des doctrines, il ne peut pas choisir entre elles, favoriser l’une ou persécuter l’autre. «
» Il n’y a pas de droits de l’Eglise, c’est un abus de mots ; l’Eglise, dans notre ordre constitutionnel, n’existe pas comme être juridique, l’Eglise n’est pas un sujet de droit. […] Aujourd’hui, cependant, au mépris de la doctrine constitutionnelle, il y a de fait une religion d’Etat, il y a une religion officielle, la religion est devenue l’auxiliaire et la protectrice du parti catholique et du gouvernement. »
(Le député, à 39 ans, à la Chambre, en avril 1904.)
» Chacun, en Belgique, songe d’abord à son village, à sa coterie, à son clan, à son patois, à son église, à son parti. «
» L’esprit professionnel, l’esprit confessionnel, l’esprit de caste, l’esprit de classe, l’esprit de parti divisent la Belgique en autant d’armées ennemies, et, au milieu de cette confusion, l’intérêt général s’obscurcit et s’efface. On ne le cherche pas, on le découvre à peine. Toute notre puissance d’attention est absorbée par nos affaires intérieures. On ne regarde point ce qui se passe au dehors, et l’habitude de la paix, de la tranquillité, nous a donné l’insouciance et l’indifférence. »
(Le député, à 48 ans, à la Chambre en février 1913, à propos du service militaire personnel obligatoire.)
» Je n’appartiens pas à ce pacifisme idyllique et larmoyantqui se complait en de puériles hallucinations […] «
» […] ni à cette sorte de pacifisme puritain qui s’imagine pouvoir proscrire la guerre en promulguant un code de morale autoritaire et doctrinale, ni à cet indifférentisme béat qui confine à la lâcheté, ni enfin à ce vague humanitarisme, où se noie l’idée de patrie dans des effusions impersonnelles et internationales, qui ne choisissent et ne distinguent, et qui se répandent libéralement sur toute la surface du globe, où elles se dispersent et se perdent. »
(Le conférencier, à 55 ans, au Jeune barreau de Bruxelles, en février 1921.)
» Malgré les divisions de nationalité, de race et de langues, malgré le contraste des tempéraments et des institutions, l’Europe ne forme pas moins une communauté. «
» Sa prospérité, sa civilisation, la paix européenne doivent être sauvegardées, non seulement dans son intérêt propre, mais dans l’intérêt de l’univers. Des antagonismes violents, politiques ou économiques, provoqueraient des catastrophes dont toute l’humanité serait atteinte. »
(Le ministre des Affaires étrangères, à 65 ans, devant l’Assemblée de la Société des Nations, en 1930.)
» Les petits partis ne comptent guère. Ce sont souvent des combinaisons de personnes, des improvisations, des flambées qui s’éteignent après avoir donné plus de fumée que de lumière. «
L’esprit de parti, dit Paul Hymans, est un » poison » : il est » la préoccupation, dans les affaires publiques, de servir les ambitions, les rancunes, les appétits d’une bande ou d’une clique de politiciens professionnels, de favoriser injustement, arbitrairement, les serviteurs et les fidèles au détriment de l’équité et de l’intérêt général. »
(Le ministre sortant, à 71 ans, lors d’un meeting électoral de l’Alliance libérale à Bruxelles, en mai 1936.)
» Le flamingantisme recherche des prétextes de bataille. »
» Il est naturel que les Flamands entendent assurer le respect de leur langue. Mais on ne saurait, en saine raison, comprendre qu’ils cherchent à étouffer, à proscrire la langue française, qui non seulement est celle de la grande majorité de la population bruxelloise et de toute la Wallonie, mais qui constitue un levier puissant de la pensée humaine, qui nous attache à une des plus belles civilisations du monde, à une culture intellectuelle, à une littérature qui ont le caractère de l’universalité. […] Sans doute a-t-on eu tort, pour complaire à des opinions extrêmes, de donner pour base à notre législation linguistique l’idée régionale, qui renferme un principe de division. Il eût été plus sage d’assurer le libre choix de la langue et le droit des minorités. »
(Le ministre sortant, à 71 ans, lors du meeting de l’Alliance libérale.)
» J’ai foi dans la liberté. Je crois aux forces éternelles de la conscience humaine. «
» On frissonne. Nos idées de liberté seront-elles écrasées par les doctrines totalitaires qui nient les droits de l’homme, enferment la jeunesse dans un rigide conformisme, font du citoyen le rouage automatique d’une immense machinerie d’Etat et livrent l’individu à l’arbitraire d’un pouvoir sans contrôle et sans frein ?Comment l’intelligence pourrait-elle subir la loi du silence ? […] J’ai été élevé dans le culte de la liberté. Je l’ai servie autant que je l’ai pu. Je continue de l’aimer. La liberté est nécessaire pour faire un peuple vigoureux, des âmes fières, une jeunesse entreprenante, pour éveiller les vocations et les initiatives. Elle est nécessaire pour l’épanouissement de la pensée et de tout ce qui fait la beauté de la vie. »
(Le conférencier, à 75 ans, lors de sa dernière conférence publique à l’ULB, en janvier 1940.)
(1) Paul Hymans, Un authentique homme d’Etat, 1865-1941, par Paul-F. Smets, éd. Racine, 486 p.
Par Pierre Havaux
» On apprend au peuple à rire de tout ; on se désintéresse du sort du pays »