Ses premiers pas à la Chambre remontent à 1968. Il ne s’est résigné à la quitter l’an dernier que pour refaire sa vie au parlement flamand. A 77 ans, le dinosaure Herman De Croo (Open VLD) s’acclimate à son nouveau biotope, moins chahuté.
Il ne compte plus les pantalons qu’il a usés sur les sièges d’assemblées. Herman De Croo, 47 ans de vie parlementaire au compteur, plusieurs fois ministre national/fédéral, a tout vu et tout connu en politique. L’ex-président de la Chambre reste le seul élu encore en activité à avoir voté les six réformes de l’Etat, et c’est sur la terrasse de son domicile qu’il a accueilli, en 1975, la toute première réunion d’un embryon de gouvernement flamand. En 2014, il ne tire sa révérence à la Chambre au profit du fiston Alexander, que pour jouer les prolongations au parlement flamand. Sacré retour aux sources : Herman siégeait déjà au tout premier conseil culturel flamand… en 1971. On ne se refait pas : sa collaboratrice lui sert encore du » président » et sa dernière carte de visite, bilingue, réussit l’improbable cohabitation des deux lions qui ornent les logos du parlement flamand et de la Chambre. Tout un symbole.
Le Vif/L’Express : Singulière, cette nouvelle vie au parlement flamand ?
Herman De Croo : Je n’ai pas l’impression de déchoir. Tous les niveaux de pouvoir sont devenus comparables et interchangeables. Entre 1980 et 1995, oui, siéger dans un gouvernement régional signifiait descendre en deuxième division nationale. Un président d’exécutif régional qui pouvait devenir simple ministre national signait tout de suite des deux mains. Il faut aussi se rappeler cette règle étonnante : longtemps, les parlements régionaux dépensaient de l’argent qu’ils n’avaient pas voté et ne connaissaient que des budgets à l’équilibre. Depuis la sixième réforme de l’Etat, la dernière en 2014, environ 40 % des recettes régionales proviennent des impôts, et sont ainsi soumises à la conjoncture économique. Résultat : des déficits budgétaires. Les parlements régionaux sont aujourd’hui investis de responsabilités fiscales importantes.
Les débats avec les élus francophones vous manquent-ils ?
Un peu. Les débats à la Chambre sont linguistiquement pluralistes, plus colorés et davantage pugnaces qu’au parlement flamand.
La dernière rentrée parlementaire l’a prouvé, avec ce chahut monstre lors de l’entrée en matière du gouvernement Michel, en octobre 2014…
Moi président de la Chambre, cette scène n’aurait jamais eu lieu. Il existe des tas de trucs pour désamorcer ce genre de chahut. Faire rire celui qui s’indigne peut être une arme très efficace.
Le président Siegfried Bracke (N-VA) n’a pas été à la hauteur ?
Je ne peux pas le juger. C’est un jeune président d’assemblée, qui manque encore d’expérience. Il faut avoir été député ordinaire et ministre, pour pouvoir exercer correctement cette fonction. Je crois qu’il s’est rendu compte que c’est un métier difficile. Lorsqu’on est N-VA et confronté à une opposition socialiste francophone exagérément dure, la position est très inconfortable. Pour arriver à être au-dessus de la mêlée, un président de la Chambre doit aussi gagner en crédibilité auprès de l’opposition. Il ne peut y arriver qu’en obtenant la confiance par tout un travail de rencontres, de services rendus aux élus, y compris parfois sur le plan privé.
Avez-vous jugé la scène, et son ambiance hystérique, déplacée ?
C’était excessif. Une telle scène ne se produirait jamais au parlement flamand. L’intervention de Laurette Onkelinx, à peine sortie de charge ministérielle, y aurait frisé le ridicule. Crier et interrompre, cela ne se fait pas. Le parlement flamand est plus discipliné, l’opposition y est aussi plus faible. Ce parlement ne connaît d’ailleurs pas de profondes animosités parce qu’il n’y a pas de débat existentiel sur l’avenir à long terme de la Flandre. Tout le monde est d’accord sur une plate-forme commune. Que sera, par exemple, la Flandre dans vingt ans, quel sera son avenir économique, logistique ? Ce genre de grands débats manque, hélas, cruellement.
Les parlementaires flamands seraient-ils des enfants un peu trop sages ?
Ils ont le nez sur la route et le regard peu tourné vers la ligne d’arrivée.
Leur arrive-t-il au moins de jeter un coup d’oeil sur ce qui se passe ou ce qui bouge en Wallonie ?
Très peu. Ce réflexe n’existe pas. La politique wallonne pratiquée dans les matières qui sont aussi de la compétence des élus régionaux flamands est rarement suivie. Si les parlementaires recherchent un spécialiste sur des questions agricoles, ils penseront à faire venir un expert des Pays-Bas, sans songer à faire appel au spécialiste que je leur suggère, disponible à Gembloux…
Le parlement flamand traîne la réputation de n’être bien souvent qu’un mégaconseil communal…
Cette réputation n’est plus justifiée. Mais c’est un parlement qui a moins de vue sur le monde international. Les parlementaires régionaux travaillent sur du concret, du matin au soir : l’éducation, la recherche, l’aménagement du territoire, la mobilité, le tourisme, l’environnement. Bref, tout ce qui touche à ce que les gens trouvent quotidiennement dans leur assiette ou dans la rue. Il ne faut pas non plus oublier que les parlements régionaux et communautaires ont hérité de compétences par vagues.
Avec quel effet ?
Que les bons fonctionnaires sont arrivés au niveau régional dix ans plus tôt que les bons ministres. L’administration régionale flamande s’est rapidement et fortement structurée autour des jeunes fonctionnaires nationaux d’alors qui ont déménagé au régional pour faire carrière. Elle a eu le temps de faire son trou face à des gouvernements régionaux, longtemps catalogués comme étant de seconde division. Il en résulte un rapport de forces fondamentalement différent de ce qui existe au niveau fédéral. L’impact de l’administration flamande sur le politique est colossal : les ministres régionaux ne font presque rien sans son accord. Un ministre régional valable n’a, à mon estime, pas plus de la moitié de l’influence qu’exerce un ministre fédéral sur sa propre administration.
Il y a bien longtemps qu’un parlement n’a plus fait tomber un gouvernement : faut-il y voir un signe de faiblesse ou de soumission au pouvoir exécutif ?
Non. Tout repose sur le pacte qui lie une majorité gouvernementale. Cela exige un intense travail en coulisses, qui ne se voit et ne s’entend pas. Un député de la majorité actif dans sa commission passe au moins un quart de son temps à négocier lors de discrètes réunions et de multiples conciliabules avec ses collègues de la majorité et ses ministres. C’est un travail prémâché qui arrive ainsi en commission publique. La plupart des plis ont été déjà mis sous le fer à repasser du préconsensus.
Ce qui donne la fâcheuse impression d’un débat parlementaire éternellement cadenassé, où les jeux sont déjà faits…
Sans doute. Mais quand vous allez au restaurant et qu’on vous sert à table, vous savez très bien qu’il y a eu tout un travail en cuisine. Le plat a pu être mal préparé et refait : mais ça, vous ne le savez pas…
Entretien : Pierre Havaux
» Un ministre régional valable n’a pas plus de la moitié de l’influence qu’exerce un ministre fédéral sur sa propre administration »