Compagnons de route de longue date du PS, l’essayiste Claude Demelenne, le philosophe Edouard Delruelle et le syndicaliste Thierry Bodson en appellent à un grand chantier de rénovation de l’idéologie du parti. Il faut mettre le cap à gauche, sans compromis.
» Votre PS, Monsieur le Président, a moins perdu le contact avec le peuple que la plupart de ses partis frères. S’il a mieux résisté que d’autres, il n’est pourtant pas à l’abri de cette tendance lourde à la normalisation – l’embourgeoisement ? – des socialistes. Le PS a voté tous les calamiteux traités européens, notamment sur la règle d’or budgétaire, instaurant l’austérité pour plusieurs décennies. Il a détérioré les conditions de vie des chômeurs, dont plusieurs milliers seront privés du droit aux allocations, début 2015. Dans un autre registre, à Charleroi, le bourgmestre Paul Magnette n’hésite pas à pénaliser les travailleurs pauvres. Il s’apprête ainsi à faire voter un règlement interdisant toute prostitution sur le territoire de sa ville. Il est décidément plus facile de s’en prendre à des personnes précarisées que de faire payer les grosses fortunes en quête de paradis fiscaux, au grand-duché de Luxembourg ou ailleurs. »
Claude Demelenne, trublion éternel du socialisme belge, lance un appel exclusif à son président Elio Di Rupo, en exclusivité dans Le Vif/ L’Express, pour lui demander de » réinventer le socialisme « . L’homme n’en est pas à son coup d’essai. Il a longtemps été considéré comme un paria dans les rangs du parti de son coeur pour avoir critiqué la gestion désastreuse de l’immigration à Bruxelles par son ancien mentor, Philippe Moureaux, ex-bourgmestre de Molenbeek. Au nom d’une laïcité combative, il avait même rédigé en 2009 une » lettre aux progressistes qui flirtent avec l’islam réactionnaire « , cosignée avec le député MR Alain Destexhe. Une alliance qui sentait le soufre. Cette fois, il récidive, seul.
» Une occasion historique »
Le constat de départ de son appel ? » La gauche européenne est en miettes. En France, en Italie, en Allemagne…, les gestionnaires socialistes appliquent une politique social-libérale du plus parfait conformisme. Celle-ci ne se distingue plus que par des nuances des pratiques de la droite. La gauche gestionnaire ne se rebelle – presque – plus contre « l’ordre cannibale du monde » dénoncé par le sociologue et essayiste Jean Ziegler. »
Selon Claude Demelenne, en étant renvoyé dans l’opposition fédérale, le PS reçoit une » occasion historique » de créer une nouvelle dynamique. » Un PS réinventé, c’est un PS qui s’ouvre à nouveau au débat d’idées, totalement négligé ces dernières années, écrit-il. Un PS réinventé, c’est un PS où tous les élus – et particulièrement ceux qui cumulent de nombreux mandats – mettent leurs pratiques en concordance avec leurs discours. Un PS réinventé, c’est un PS qui ose mettre le pied dans la porte pour bloquer des projets inacceptables d’un point de vue de gauche. Votre parti ne l’a pas fait à propos des traités européens, il ne l’a pas fait davantage à propos du rabotage des droits des chômeurs. » Il s’agit de porter ce débat à l’échelle européenne, avance-t-il, pour » bousculer » le Parti des socialistes européens présenté comme » une coquille vide » ou » un parti mollasson « .
» C’est un combat difficile mais nécessaire, conclut l’essayiste. S’il privilégie le surplace aux remises en question parfois douloureuses, le PS entrouvrira encore un peu plus la porte à « l’autre gauche », celle qu’incarne le PTB. »
» Une remise à plat »
» Au niveau politique, la réélection d’Elio Di Rupo à la tête du parti s’impose de façon assez naturelle, acquiesce Edouard Delruelle, professeur de philosophie à l’Université de Liège. Le risque est toutefois que le débat s’en trouve bloqué. Les questionnements internes de positionnement idéologique ou la place de l’aile plus régionaliste ne peuvent pas apparaître dans une élection avec un seul candidat qui recueillera 99 % des voix. » Ancien président francophone ultra-actif au Centre pour l’égalité des chances, Edouard Delruelle a retrouvé sa liberté académique tout en faisant un bout de chemin avec le ministre wallon Jean-Claude Marcourt.
Sa crainte ? Le danger d’une anesthésie du débat interne. Généralement, un parti ne se remet fondamentalement en cause que s’il a subi une sévère défaite électorale ou quand une confrontation réelle a lieu pour la présidence. Or, aucun des deux cas de figure ne se présente au PS. » Le danger existe d’une certaine schizophrénie entre une opposition tonitruante au fédéral et la nécessité de faire des efforts dans les Régions et Communautés qui, même si cela n’est pas de la même nature qu’au fédéral, s’apparente aussi à des politiques de rigueur et d’austérité, analyse Edouard Delruelle. Le PS pourra donc difficilement présenter les Régions comme un « modèle » de ce qu’il faudrait faire en opposition au fédéral où tout irait mal. »
C’est la raison pour laquelle, appuie-t-il, il est urgent de mener un travail de fond qui nécessite de briser des tabous, de remettre des choses à plat. » Une fois passé le ton moralisateur adopté lors des premiers jours sur » l’ultra droite « , la collaboration, etc., quelle réponse apporte-t-on sur le plan politique ? Un parti comme le PS doit proposer autre chose. Est-il régionaliste ou communautariste ? Sur la question de la laïcité et du foulard, que propose-t-il ? En ce qui concerne le modèle socio-économique, si on ne veut pas de la « troisième voie » portée en Flandre par le SP.A et Frank Vandenbroucke (une voie que je désapprouve), que veut-on ? Il faut penser à réinventer notre pacte social, à proposer une audacieuse réforme fiscale (du capital), à repenser la politique de la famille, de l’emploi, etc. »
Auteur l’an dernier d’une vaste consultation des forces vives wallonnes pour le ministre Jean-Claude Marcourt, avec un nouveau » pacte wallon » à la clé, Edouard Delruelle veut transformer l’essai au niveau idéologique. » Il est temps d’ici à 2019 d’avoir des réponses plus substantielles, plus structurelles, de redéfinir le logiciel, en somme. Ce doit être un logiciel idéologiquement fort et applicable concrètement dans tous les domaines de la société. Un travail de think tank, qui ne se limite pas à de la com’. Si le PS s’y attelle, cela peut très bien se passer, car le vent de l’histoire est en train de tourner et les politiques néolibérales n’apparaissent plus crédibles. »
» Des réponses progressistes »
Thierry Bodson, patron de la FGTB wallonne, n’a pas dit autre chose en diffusant ce 18 novembre une lettre critiquant de façon très virulente la politique budgétaire menée par le gouvernement wallon de Paul Magnette. Il dénonce le » secret » dans lequel les mesures ont été prises, comparant les méthodes socialistes au niveau régional avec le manque de concertation au fédéral. » Nous tenons à te rappeler que l’autonomie fiscale de la Région est accrue « , écrit-il à Paul Magnette. Or, le gouvernement n’a fait aucune proposition concrète alors que c’est » une occasion de collecter des moyens supplémentaires » et » une opportunité de corriger une fiscalité fédérale insuffisamment progressive et solidaire « .
Traduction plus large : le PS n’apporte pas de réponses créatives à l’urgence socio-économique de l’heure. Il doit repenser son discours. » L’ensemble des forces progressistes – et le PS joue un rôle important là-dedans – doivent trouver des moyens pour rendre à nouveau notre pacte social efficace, explique-t-il au Vif/ L’Express. C’est un des enjeux majeurs de notre époque face à l’affaiblissement de l’Etat. »
Les compagnons de route du PS appellent le parti à se remettre en question, mais en préconisant un agenda très à gauche, pour accentuer les spécificités d’une Wallonie déjà atypique au niveau européen. » S’il s’agit uniquement de « conserver » ce qui est acquis, les gens risquent d’avoir l’image d’un parti dominateur et archaïque « , met en garde Edouard Delruelle. Elio Di Rupo, disent les trois hommes, reste aujourd’hui l’homme de la situation pour porter cette réflexion en raison de » son bagage immense « , de son » image protectrice » ou de » sa stature internationale « . Mais une fois le nouveau cap pris, le PS devra se trouver un nouveau Dieu.
Par Olivier Mouton