» Il existe un véritable apartheid des sexes ! « 

Les cheveux rouge feu, Mona Eltahawy pétille d’énergie. Elle se définit comme  » une femme en colère  » se battant pour les droits des femmes. Cette journaliste égyptienne partage sa vie entre son pays natal et les Etats-Unis. C’est en couvrant les événements de la place Tahrir que son Printemps arabe se transforme en cauchemar. Agressée physiquement et sexuellement, elle refuse de se laisser abattre. Son essai Foulards et hymens – Pourquoi le Moyen-Orient doit faire sa révolution sexuelle (Belfond) est un choc.  » Ce livre est ma révolution ! Tant que nous n’aurons pas renversé les « Moubarak », qui règnent sur nos esprits et nos chambres à coucher, la révolution n’aura pas lieu.  » Au-delà des pays arabes, cette féministe se donne pour mission  » de libérer les femmes dans le monde « . Elle qui a osé retirer le voile veut transmettre le flambeau de la liberté avec ses mots.

Le Vif/L’Express : En quoi  » les mots sont-ils importants pour lutter contre le silence, l’aliénation et la violence  » ?

Mona Eltahawy : Je suis devenue féministe à 19 ans, en fréquentant une bibliothèque en Arabie saoudite. Les ouvrages de mes  » soeurs d’armes  » m’ont permis d’ériger des ponts vers un autre monde. C’est aussi mon objectif. Mais attention, bien qu’étant musulmane, je dénonce aussi l’aliénation chez les chrétiens américains ou chez les juifs ultraorthodoxes de Jérusalem. Je refuse d’opposer un merveilleux Occident à un terrible monde arabe car la misogynie est universelle. Il existe un véritable apartheid des sexes, tant l’inégalité des salaires hommes-femmes ou la violence domestique et sexuelle envers les femmes s’appliquent partout. Mes mots plantent un drapeau dans la lutte pour le féminisme global. Puissent d’autres femmes s’y reconnaître et partager leur histoire.

Vous écrivez que  » la chose la plus subversive qu’une femme puisse faire est de parler de sa vie comme si elle comptait vraiment « . Est-ce une façon de faire entendre votre voix et celle de toutes les femmes réduites au silence ?

Je me définis comme une femme en colère et j’en suis fière ! On me qualifie d’hystérique alors que je pointe l’injustice dont les femmes sont victimes. Chaque voix est importante, or beaucoup de femmes ne peuvent pas s’exprimer. Etant privilégiée, je pousse un cri provoquant, parce que le rôle de l’écrivain est d’appuyer là où ça fait mal. Je brise les tabous, afin de traverser les barrières de la honte et du silence sexuel. Même si je possède un look et des idées atypiques, je suis bien placée pour critiquer ma culture et ma religion de l’intérieur. Il s’agit là d’un acte politique, celui d’une résistante. En Tunisie, les hommes et les femmes ont lutté ensemble pour s’opposer au pouvoir de Ben Ali. Mais leurs chemins se séparent face au triangle redoutable – composé de l’Etat, la rue et la maison – qui oppresse les femmes. C’est là que doit surgir la révolution sexuelle, sinon la révolution politique va faillir. Comment libérer ces pays si 50 % de leur population est opprimée ? Il faut démanteler la violence sociale, qui impose des lois discriminatoires ou des tests de virginité, car elle exclut les femmes de l’espace public. Confinées à la maison, elles n’y subissent pas moins la violence. C’est bien beau de vouloir renverser une dictature, alors qu’on doit d’abord s’attaquer aux  » Moubarak  » qui règne dans les esprits et les chambres à coucher !

Pourquoi soutenez-vous que  » les femmes arabes vivent dans une culture qui leur est hostile  » ? D’où vient ce besoin des hommes et des Etats de contrôler le corps de ces dernières ?

Les femmes arabes subissent de nombreuses discriminations légales, religieuses ou maritales. Si l’on mesure les index éducatif et sexuel, ma région se trouve en bas de l’échelle mondiale. La Belgique est nettement plus avancée car les femmes s’y sont battues pour leurs droits. Nous devrions le faire aussi, mais ce n’est pas si simple. Le mot  » haine  » peut sembler choquant, mais les femmes en sont hélas victimes dans le monde arabe. Tant au niveau de l’Etat que de la rue ou de la maison, les hommes se soutiennent pour maintenir le pouvoir en place. La misogynie moyen-orientale se focalise sur ce que nous avons sur la tête ou entre les jambes. J’ai longtemps cru que le voile était l’un des piliers de ma vie de femme musulmane. Or, il existait déjà en Mésopotamie, avant l’apparition de la religion : il distinguait les femmes libres des esclaves. Le fondamentalisme s’empare du voile ou de la virginité pour nous mettre la pression. Il vise surtout à restreindre nos libertés corporelles et mentales. Ne nous laissons pas réduire au voile et à la virginité !

D’après vous,  » les femmes arabes se trouvent face à deux révolutions : l’une aux côtés des hommes, pour lutter contre les régimes oppressifs, l’autre contre la misogynie.  » N’y en a-t-il pas une troisième à mener contre elles-mêmes, puisqu’elles contribuent à maintenir cette violence ?

C’est vrai, mais replaçons cela dans un contexte où les femmes tentent surtout de survivre. Voyez l’excision en Egypte, pratiquée chez les musulmans et les chrétiens. Alors que les mères se souviennent parfaitement de leur propre douleur, elles perpétuent la tradition, en croyant que c’est le seul moyen pour que leurs filles trouvent un époux. Les femmes manquent cruellement d’un espace privilégié pour se rebeller sans conséquences. Aussi les hommes – les pères, les frères, les maris et les imams – doivent-ils être mis à contribution pour stopper la violence contre les femmes. D’autant que l’excision affecte également leur vie sexuelle. Le rôle des rebelles est d’ouvrir les portes. Or, le prix à payer peut être élevé… J’ai été insultée et violée, mais j’ai fini par rebondir. Parler me donne le pouvoir ; j’ai pu le faire grâce au soutien de ma famille. Tant que  » le dictateur  » n’a pas été neutralisé, au sein des foyers, les femmes resteront en danger.

Parlez-nous de votre famille.

Issus de la classe moyenne, mes parents se sont rencontrés à l’école de médecine. Ce couple égalitaire m’a toutefois élevée dans un mélange de conservatisme et de libéralisme, qui nous a valu plusieurs disputes. Ma famille s’est opposée à mon envie de retirer le voile et de parler ouvertement de sexualité. Même si elle réfute mes idées, elle est fière de cet essai audacieux, parce qu’il incarne ma révolution personnelle.

Vous dites que le port du hijab – signifiant  » barrière et séparation  » – n’est pas une question de choix. Pourquoi ?

Vu mon vécu, j’ai du mal à parler de  » choix « . J’ai porté le voile de 16 à 25 ans. Cela a été dur de le retirer car presque tous mes proches le portent dans l’Egypte d’aujourd’hui. Cette  » culture de la pureté  » ne peut qu’être rejetée, parce qu’elle écrase les filles et les femmes. Il ne s’agit pas d’un choix féministe, puisqu’il n’est pas imposé aux hommes. J’aimerais bannir le voile partout dans le monde. La Belgique ou la France ont eu le courage de le faire, mais cela induit un effet pervers quand les racistes et le Front national s’emparent de ce symbole. Les femmes musulmanes restent silencieuses. Mais c’est à elles de mener ce combat qui affecte leur liberté.

Qu’attendez-vous de l’Occident, qui ferme les yeux sur les atteintes aux droits des femmes, sous prétexte de  » respecter les cultures étrangères  » ? Il ne dénonce pas non plus ces crimes en signant des contrats avec l’Arabie saoudite ou les pays du Golfe.

Le féminisme global soutient que tant qu’on blesse une femme, ça signifie que cette société n’est pas vraiment libre. On pointe toujours le Moyen-Orient. Or, les violences domestiques et sexuelles sévissent partout. Vous faites bien de pointer l’hypocrisie des gouvernements occidentaux. Craignant de perdre des contrats juteux, ils sacrifient les droits de la femme. Prenez les Nations unies, qui permettent à l’Arabie saoudite ou à d’autres pays de signer des conventions, alors qu’ils sont incapables de les respecter chez eux. Quelle moquerie ! Les politiciens occidentaux se taisent pour vendre des armes ou acheter du pétrole, quitte à soutenir aveuglément Moubarak ou Kadhafi. Je n’attends pas qu’on vienne nous sauver, puisque c’est à nous de le faire. Mais les droits des femmes étant des droits humains, ils doivent être respectés !

Entre les islamistes et les militaires, n’y a-t-il aucune alternative possible en Egypte ?

On tend à les opposer alors que tous deux profitent de nombreux avantages, ne permettant guère l’alternative. C’est donc un faux choix d’affirmer que cela se joue entre les Frères musulmans et l’armée, puisque les deux sont gagnants. Lors des dernières élections, les premiers n’ont obtenu que 25 % des voix ; ils restent donc une minorité malgré tout. Tant les intellectuels que ceux qui se battent pour la liberté subissent la torture ou l’exil. Mais ne baissons pas les bras. L’Occident doit changer son comportement, il nous critique alors que nous sommes pieds et poings liés !

Quel est l’impact de l’Etat islamique, ses conquêtes et sa violence, sur les sociétés arabes ?

Il propose une vision diabolique à la Al-Qaeda. Cela oblige les pays occidentaux à se remettre en question : pourquoi tant de jeunes rejoignent-ils Daech alors qu’ils vivent en liberté ? En réalité, ils sont perdus, voire marginalisés, au sein d’une société à laquelle ils n’ont pas l’impression d’appartenir. Nous touchons là à la question de l’immigration. Daech cultive justement le culte de l’appartenance, aussi les jeunes veulent-ils faire partie de ce  » gang « . Une fois sur place, ils découvrent l’horreur, surtout les femmes, victimes de viols ou d’esclavagisme. J’espère que la violence de ces extrémistes finira par les brûler de l’intérieur ! Cela me taraude que des pays musulmans se servent du mot  » islam  » pour couper des têtes. Cette idéologie ravageuse s’exporte désormais partout. Les musulmans doivent combattre l’Etat islamique en clamant qu’il ne correspond pas à leur islam. Si la religion ne nous transforme pas en êtres égalitaires, c’est problématique. Je déteste l’attention accordée à Daech car il ne s’agit que d’une minorité. On me dit que j’en suis une aussi (rires), alors que je propose une alternative à la violence. Eux, ils vendent et ils violent les femmes. Moi, je défends la révolution sexuelle et sociale, en proposant un espace d’ouverture. Plus que ce groupuscule, je me soucie du portrait simpliste qu’on dresse des musulmans. Cette religion ne représente pas un bloc monolithique, au contraire. Il y en a qui boivent et qui prient.

Vous encouragez les femmes à  » choisir la rébellion et la désobéissance « . Quel en est le prix ?

Le prix est très élevé… Il faut commencer par sa révolution personnelle, même dans les petites choses de la vie. Il n’est pas simple de survivre, mais on doit se libérer dès qu’on peut. Je souhaite que chacun le fasse dans ma région, afin qu’on puisse bâtir un monde idéal. Etant donné que j’ai réussi à parcourir ce chemin vers la liberté, j’aimerais que toutes les femmes le trouvent en elles. Je refuse de songer aux dangers que j’encours. Journaliste et écrivain, depuis vingt ans, je subis des insultes et des écoutes téléphoniques, même aux Etats-Unis. On m’a brisé les deux bras, sans parvenir à me museler. C’est pourquoi j’y arbore des tatouages symboliques : l’un incarne Sekhmet, déesse égyptienne de la guerre et du sexe, l’autre, la rue où j’ai été battue lors du Printemps arabe. Sur celle-ci, j’ai fait graver le mot  » horreya « , liberté. Mes tatouages et ma chevelure rouge incarnent le cadeau de la survivante en moi. Quelle revanche !

Pourquoi demeurez-vous persuadée que  » ce sont les femmes qui vont libérer vos pays  » ?

Parce que ce sont elles qui souffrent le plus du manque de liberté octroyé par l’Etat, la rue et la maison. Paradoxalement, les femmes sont traitées comme des minorités, alors qu’elles ne le sont pas. La  » majorité  » masculine ne changera pas les choses car elle bénéficie de trop d’avantages. Loin de protéger les femmes, les hommes les mettent en danger, y compris au niveau des lois qu’ils établissent à leur guise. La liberté vient de ceux qui n’ont plus rien à perdre. Etre libre, c’est pouvoir disposer de son corps et avoir des relations sexuelles avec qui on veut. Vivement que les femmes puissent devenir les propriétaires de leur corps et maîtriser leur vie !

Foulards et hymens – Pourquoi le Moyen-Orient doit faire sa révolution sexuelle, par Mona Eltahawy, éd. Belfond, 261 p.

Propos recueillis par Kerenn Elkaïm et Gérald Papy – Photo : Renaud Callebaut pour Le Vif/L’Express

 » Les politiques occidentaux se taisent pour vendre des armes ou acheter du pétrole  »

 » Ne nous laissons pas réduire au voile et à la virginité  »

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