Sortie du religieux, manque de repères dans un monde virtuel et angoissant, quête désespérée de l’amour, ombre menaçante de Daech… Les adolescents portent en eux le malaise de la civilisation. D’où l’urgence, pour Philippe van Meerbeeck, de repenser le rôle de la transmission en privilégiant le dialogue, l’explication et la réflexion.
Psychiatre et psychanalyste, le professeur Philippe van Meerbeeck est fondateur du Centre thérapeutique pour adolescents des cliniques universitaires Saint-Luc. Son nouvel ouvrage, Mais qu’est-ce que tu as dans la tête ? (1), dresse le portrait, solidement ancré dans l’Histoire et illustré par l’actualité, d’une jeunesse qui ne croit plus en rien et qui est plus encline à basculer dans la radicalité. Au rayon des solutions, le spécialiste prône le retour à la transmission, plaide pour une formation intellectuelle à la pensée de l’islam et pour un apprentissage de l’histoire de la chrétienté. Car le passé assujettit le présent.
Le Vif/L’Express : Votre livre a pour sous-titre L’adolescent et la soif d’idéal. Un idéal quelconque a-t-il encore sa place dans notre société régie par la jouissance de l’instant ?
Philippe van Meerbeeck : L’idéal, au sens noble du terme, mourir pour la patrie, par exemple, n’existe plus. On ne croit plus en rien. L’accent est mis sur l’épanouissement personnel, l’autonomie, la réussite, le bonheur et le devoir d’être soi. Les jeunes n’ont plus de modèle. Le jeune Occidental est sorti du religieux. Il s’agit d’une vraie sortie. On ne sait plus, par exemple, ce que signifie l’Assomption, fêtée le 15 août. Cela dit, l’adolescence est un âge où l’on recherche un sens à donner à sa vie, y compris dans sa dimension spirituelle. Aujourd’hui, les jeunes cherchent cet idéal sur Internet. J’ai sous-estimé ce phénomène. Or, il prend de l’ampleur. Les adolescents, parfois de jeunes universitaires, choisissent la filière djihadiste, s’engagent via le Web et sont prêts à mettre leur vie en péril. Pour revenir à votre question, la quête d’idéal est toujours là, mais les réponses ne sont plus les mêmes et on en cherche de nouvelles. Daech est l’une des réponses les plus fanatiques et les plus fascinantes.
Pour décrire l’adolescence, vous faites appel à » trois temps « , le temps du père, du fils et de l’esprit. Pourquoi ?
A cause d’une conférence donnée par Michel Serres en février dernier à Bruxelles sur la philosophie de l’Histoire, qui fera l’objet d’un livre. Le philosophe français proposera dans cet ouvrage une histoire en trois temps. Il convoque un moine cistercien du XIIe siècle qui décrit trois temps lui aussi, ceux du père, du fils et de l’esprit. Cette scansion du temps me parle beaucoup car la Trinité me semble toujours l’une des plus belles inventions conceptuelles de l’humanité. Le temps du père, ou le temps de la séparation, correspond à la première adolescence. Pulsionnelle et affective, elle se situe entre 12 et 15 ans et se caractérise par trois deuils à faire : celui de l’enfance, celui de la bisexualité et celui de l’image idéalisée des parents. C’est beaucoup ! La puberté marque dans le corps la sortie de l’enfance. Le jeune adolescent a désormais le pouvoir de donner la vie. C’est un changement radical qui entraîne beaucoup de troubles. Les relations avec les parents deviennent très compliquées. A 13 ans, un adolescent pubère a besoin de prendre de la distance et du recul. Il est donc obligé d’aller voir ailleurs. Tous les garçons et les filles cherchent quelqu’un qui les écoute et les comprend : » Qui peut m’aider à avoir l’envie de grandir ? » On est en quête d’un père qui n’est pas biologique, un suppléant du père. Un adolescent qui veut croire et cherche une conviction et un idéal dont il a besoin pour grandir se tourne vers Internet où s’engouffrent les gens dangereux, impossibles à cadrer et à contrôler. Un appel d’un pervers de Daech qui dit : » Si tu veux donner un sens à ta vie, rejoins-nous « , peut devenir irrésistible.
Comment définissez-vous le temps du fils ?
Le temps du fils ou le temps pour comprendre correspond à la deuxième adolescence et à la construction identitaire. Les jeunes entre 14 et 17 ans acquièrent une capacité de pensée conceptuelle et abstraite. C’est l’âge où l’on développe un pouvoir métaphorique, où l’on a envie de penser et de comprendre. On veut penser tout seul : » Moi, je pense. » Les jeunes sont en échec scolaire (c’est la première des raisons pour lesquelles les parents consultent) et ont des problèmes qu’ils ne savent pas résoudre. Ils cherchent tout seul car ils n’ont pas besoin de maître. Il existe deux réponses partielles à leurs questionnements. Les garçons ont recours au cannabis qui a un effet calmant ou ils s’accrochent aux jeux vidéo comme nouvelle addiction, tandis que les filles sont obsédées par leur image corporelle et par le » culte » de la minceur qui peut conduire à la jouissance anorexique. Ces deux types de pathologies contemporaines sont dus à un vide immense.
Vient enfin le temps de l’esprit…
Ce troisième temps est le temps de l’engagement, celui de l’adolescence tardive, située entre 18 ans et le moment de l’autonomie. Il n’y a plus de grandes filières traditionnelles et l’engagement a pour cadre toute la complexité de notre monde désenchanté : la difficulté à trouver un sens à sa vie et sa place dans la société, le manque de travail et l’avenir incertain. C’est en additionnant ces paramètres et en tenant compte du nombre croissant et bientôt majoritaire de jeunes issus de la migration que l’on peut tenter de comprendre leur démarche de s’engager en Syrie. C’est par Internet que le jeune djihadiste s’autoforme et s’autodéclare sur le sol européen. Il s’est converti parfois sans aucune attache d’origine avec la culture de l’Islam. Dans l’attrait sacrificiel et guerrier de la Syrie se conjuguent, pour les jeunes qui n’y croient plus ou pour qui l’ascension sociale est impossible, la voie spirituelle et celle de la gloire combattive. Les jeunes qui partent en Syrie veulent se vouer à une noble cause : la restauration du califat. Daech dit : » Sacrifie-toi à nos côtés, tu défendras une juste cause. » Ou encore : » Tu vis dans un monde de mécréants, impurs : la vérité est ici ! »
Que proposez-vous pour répondre aux besoins criants des jeunes ?
C’est entre les deux qu’il faut agir. Il faut discuter avec eux, expliquer, transmettre, les inviter à réfléchir et les aider à être critiques. Ce n’est pas le petit commentaire qui va suffire. Le rôle des professeurs est certes le plus important mais il ne faut pas négliger celui des parents et des grands-parents. Il faudrait leur parler d’Averroès, ce grand penseur arabe du XIIe siècle, il faudrait leur dire que durant le Moyen Age, époque qu’adorent les adolescents, l’islam pur dominait le monde. Il nous faut aussi apprendre aux jeunes ce qu’était la chrétienté à l’époque de sa splendeur et de son obscurantisme. Il est nécessaire de faire appel à leur intelligence qui est là, potentiellement très grande. Nous avons le devoir de donner aux adolescents des explications et nous avons aussi des moyens formidables pour raconter et pour transmettre.
(1) Mais qu’est-ce que tu as dans la tête ?, par Philippe van Meerbeeck, éditions Racine, 208 p.
Entretien : Barbara Witkowska