Powder Her Face, de Thomas Adès, dresse le portrait sans fard, à la fois cruel et empathique, d’une aristo nymphomane.
« Apportez-moi de la viande. Rassasiez-moi. Peu importe avec quoi. » La duchesse, qui a appelé le room service, raccroche le combiné et se frotte lascivement l’entrejambe. Il faudra peu de temps au garçon d’étage pour accepter le billet que l’aristocrate brandit sous ses yeux. » Sois discret. Sois bon. Sois brutal. » Dans cette chambre d’hôtel qui évoque aussi une station d’essence des années 1950, l’employé obtempère aux injonctions de la cliente qu’il culbute sur le capot d’une MG rouge aux phares allumés, besogne sans ménagement, comme elle veut… Il y a du DSK inversé dans cette scène à couper le souffle émaillée de gémissements, ceux-là mêmes qui empêchèrent une chaîne de musique classique de retransmettre l’oeuvre, lors de sa création à Cheltenham, en 1995, tant la première fellation simulée de l’art lyrique parut inconvenante aux Anglais.
La vraie » Dirty Duchess « , Margaret Campbell née Mary Whigham, venait alors de décéder à 81 ans, assez pitoyablement (en se brisant la nuque, à la suite d’une glissade dans la salle de bains de sa maison de retraite), après une vie de scandales dont les tabloïds n’avaient loupé aucun épisode. C’est sa déroute amère que le compositeur contemporain Thomas Adès a mise en musique, sur un livret de Philip Henscher, tous deux par simple hommage à une riche cougar désavouée par la société – la presse et les hommes, surtout.
Faut dire, quand même, que Margaret n’y était pas allée de main morte. Ses premières romances à sensation remontent à l’adolescence – elle tombe enceinte, à 15 ans, de l’acteur David Niven. Quand son duc (infidèle et ivrogne) de mari fait sauter, en 1963, la serrure du secrétaire où elle tient cachés des secrets pas si secrets (tout le monde savait), une liste de 88 amants sort de l’ombre, ainsi que treize Polaroïds infamants montrant la dame, reconnaissable à ses trois rangs de perles, pratiquant le sexe oral à un partenaire au visage non cadré. L’identité de cet » homme sans tête » n’a jamais été formellement établie (même si une bonne loupe permit d’innocenter quelques notables, sauvés par l’aspect de leur pilosité pubienne). Le plus long (quatre ans !) et coûteux procès en divorce de l’histoire britannique se solda néanmoins par la condamnation unilatérale de la duchesse, déchue du » droit de porter un titre ancien et respectable « . » Qui sommes-nous pour juger ? » interpelle, un demi-siècle plus tard, l’intendant de la Monnaie Peter de Caluwe, en rappelant que la programmation de Powder Her Face tombe pile poil un an après celle du Don Giovanni de Mozart, en forme de respect aux hommes et femmes » un peu étranges « .
Etrange, c’est bien le moins pour cette mise en scène du Polonais Mariusz Trelinski qui, conformément à la partition (difficile, mais pleine de citations ludiques), confie plusieurs rôles à seulement quatre solistes. Face à une duchesse parfaitement maîtrisée par la soprano dramatique Allison Cook, trois interlocuteurs (Peter Coleman-Wright, Leonardo Capalbo et Kerstin Avemo) endossent avec brio des costumes de duc, gérant, serviteur, prêtre, servante, confidente, maîtresse, journaliste et beaucoup d’autres. Pas sûr que les Halles de Schaerbeek se prêtent à leurs jeux : il faut parfois se tordre le cou pour les voir évoluer de côté, devant des vitrines où se masturbent des hommes de joie qui en montrent bien peu. Faute de place, l’orchestre (sous la baguette d’Alejo Pérez) a, quant à lui, été relégué en haut des gradins, derrière le public. Des vidéos suggèrent habilement le temps qui passe, si cruel aux femmes qui refusent de vieillir. Quand tout semble fini pour celle qui fut longtemps adulée, les lumières du bal peuvent définitivement s’éteindre. Avant de mourir sans le sou, après avoir vainement tenté d’échanger une dernière tranche de plaisir contre un paquet de factures en souffrance, la duchesse résume la tragédie d’une vie décadente : » Les seuls qui ont été bons pour moi ont été payés. » Ouch…
Powder Her Face, de Thomas Adès, jusqu’au 3 octobre à la Monnaie (Halles de Schaerbeek). www.lamonnaie.be
Valérie Colin