» Hollande est le plus irréformable des Français « 

Le PS se divise sous les coups de butoir de son ancienne dirigeante Martine Aubry. L’UMP cherche son mentor de demain entre deux revenants, Sarkozy et Juppé. La France peine toujours à se réformer. Décryptage avec le philosophe Marcel Gauchet.

La récente sortie de l’ancienne dirigeante du PS Martine Aubry, qui a vertement critiqué l’orientation sociale-libérale du couple Hollande-Valls, a ravivé les fractures idéologiques de la famille socialiste française. Dans l’autre camp, la confrontation actuelle entre Nicolas Sarkozy et Alain Juppé annonce un duel, pour la candidature de l’UMP à la présidentielle de 2017, qui ne se résumera pas à une question de personnes mais affectera aussi les fondamentaux idéologiques de la droite républicaine. Ces dissensions internes préfigurent-elles une décomposition profonde qui profiterait au premier chef au Front national de Marine Le Pen ? Marcel Gauchet, le penseur inclassable qui publie un livre de dialogue avec le philosophe Alain Badiou (*), analyse le malaise français.

Le Vif/L’Express : La France a-t-elle touché le fond, ou peut-elle encore connaître de nouveaux degrés dans la décomposition du paysage politique ?

Marcel Gauchet : Nous ne sommes pas forcément au bout du processus de décomposition. Nous avons encore affaire jusqu’ici à un système politique relativement organisé, même s’il est travaillé de l’intérieur par des ferments de décomposition. Il y a toujours deux grandes familles, centre-droit et centre-gauche, qui constituent un paysage lisible. Cette ordonnance peut s’évanouir, à droite comme à gauche. D’une part, la gauche socialiste peut éclater. Rien n’assure que la coexistence de, disons, l’aile Manuel Valls et l’aile Arnaud Montebourg soit en mesure de se maintenir. D’autre part, les forces de scission à l’intérieur de l’UMP sont extrêmement fortes en raison du choc des ambitions personnelles, dont on ne sait jusqu’où elles pourraient mener. On a bien le sentiment que Nicolas Sarkozy ne se sent lié par rien et qu’il ira jusqu’au bout, quels que soient les dégâts de sa démarche. Mais qui nous garantit que ses concurrents lui laisseront le champ libre ? Par-dessus tout, la pression du Front national est telle que son attraction sur une partie de l’UMP pourrait déclencher des fractures.

A quoi attribuez-vous cet état des lieux désastreux ?

Les partis de gouvernement sont totalement pris au dépourvu par le changement d’époque et la transformation du monde qu’ils n’ont, par paresse, pas du tout affrontés sur le plan intellectuel. La politique s’étant de plus en plus professionnalisée, elle se résume à gagner des élections, point final. Et comment gagne-t-on des élections dans un système représentatif ? En faisant des promesses aux électeurs. Inutile de se fatiguer davantage les méninges. De surcroît, les politiques, tous autant qu’ils sont, n’ont pas mesuré les incidences de l’Europe ni son impact sur le système national, avec l’évidement de leur autorité que cela induit. Ils n’assument pas cette réalité, ils continuent de jouer les chefs qui décident de tout pour nous dire ensuite que les contraintes européennes les obligent à nous administrer telle ou telle potion amère. Cela rend leur action inintelligible. Enfin, ils sont pris à revers par une situation économique qui transforme un rôle facile en un métier très difficile. Jusqu’à présent, gouverner était en somme assez aisé ; en gros, on redistribuait. On en était arrivé à un  » redistributionisme  » méthodique en direction des clientèles électorales ciblées. Dans un pays où l’impôt rentrait, où la docilité des contribuables était acquise, il y avait des recettes que l’on répartissait un peu différemment selon que l’on était de droite ou de gauche. Maintenant, il s’agit de répartir la pénurie et c’est une tâche autrement délicate.

Pourquoi les différents responsables politiques n’arrivent-ils pas à parler vrai ?

Il faut dire à leur décharge que la tâche est réellement délicate. Ils ne veulent pas être accusés de toucher à des acquis fondamentaux du point de vue de l’héritage historique français. Mais, si on n’y touche pas, c’est tout le modèle français qui s’affaissera, chacun le sait. Ce suspense alimente l’anxiété de la population, tiraillée entre l’impression d’aller à la faillite, d’assister à la décrépitude des institutions sociales, et la peur de voir les principes fondamentaux remis en question. Statu quo impossible, mouvement impossible : c’est l’impasse dont il faut sortir. Ce qui est sûr, c’est que ce contexte exige des acteurs de talent.

Croyez-vous que François Hollande puisse encore agir ?

Il a commis une erreur fatale de diagnostic, en se trompant sur le retour de la croissance, mais aussi une erreur plus fondamentale, qui consiste à remettre le sort de la communauté politique aux mains de l’économie. Comme si, par son fonctionnement cyclique, cette dernière allait régler les problèmes en les anesthésiant sous une croissance retrouvée. D’abord, nous voyons apparaître un monde sans croissance, en tout cas dans les pays du Nord développés et industrialisés. Ensuite, François Hollande s’est engagé dans la mauvaise voie en attribuant à l’économie une tâche qui n’appartienne qu’à la politique. L’organisation de la société ne peut pas résulter mécaniquement d’un automatisme des circuits économiques dont le responsable politique serait seulement l’arbitre, chargé de la redistribution et de l’équilibre. On attend d’un leader aussi en vue que le président français une proposition sur la mise en forme de l’avenir collectif. Le résultat de cette erreur d’appréciation est l’impression désastreuse qu’il y a un trou noir à l’Elysée.

N’a-t-il pas suffisamment travaillé son rôle ?

Il n’a pas travaillé du tout, parce qu’il s’est trompé sur la nature de son rôle. Dans la position d’arbitre qu’il s’est donnée, il est inutile de se creuser la tête pour tracer un plan d’ensemble ; il suffit d’être sympathique, accueillant, intelligent dans la gestion des forces et des personnalités. Cette attitude ne lui est pas particulière. Elle est commune à tous les dirigeants européens actuels. L’incapacité d’une pensée stratégique, l’inaptitude à se projeter dans ce monde globalisé et à définir la place que l’on doit y occuper sont, hélas, les choses les plus partagées par les dirigeants du Vieux Continent.

La gauche française n’est-elle pas devenue le vrai camp conservateur, l’idée de réforme étant passée à droite ?

L’idée de réforme n’a pas seulement changé de camp, elle a changé de sens. Elle voulait dire un changement pour le mieux, elle est associée désormais au changement pour le pire. C’est pourquoi elle est aussi discréditée auprès de l’opinion. Quand les Français entendent le mot  » réforme « , ils courent aux abris et se demandent instantanément comment l’empêcher. Il faut leur offrir une perspective positive si on veut réhabiliter l’idée. C’est cette perspective qui manque cruellement à la gauche comme à la droite.

Que pourrait encore entreprendre François Hollande dans le délai qui lui est imparti ?

Il est difficile de réformer le pays, on l’a assez dit, mais François Hollande est le plus irréformable des Français. Depuis deux ans, des gens de bonne volonté n’ont pas manqué de l’alerter des dangers, et il n’a écouté que lui-même. Le système va vraisemblablement lui permettre de perdurer jusqu’en 2017, au prix d’une déprime supplémentaire des Français. Je crois, malheureusement, qu’on ne peut plus rien attendre de Hollande, qui est dans une attitude consistant à limiter les dégâts. Je sais que la situation et les institutions n’ont rien à voir entre elles, mais je ne peux m’empêcher d’établir un parallèle avec Barack Obama. Tous les deux sont très intelligents sur le plan personnel, profondément sympathiques, pleins de bonnes intentions, et néanmoins incapables d’exercer de façon convaincante la fonction qui leur échoit. C’est un mystère qui doit nous faire réfléchir sur ce que devient la politique dans notre monde actuel.

(*) Que faire ? Dialogue sur le communisme, le capitalisme et l’avenir de la démocratie, Philo Editions.

Propos recueillis par Christian Makarian

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