Guillaume le Maudit, roi en Flandre

Viré manu militari par les Belges en 1830, réhabilité avec les honneurs par la Flandre en 2015, dans le cadre du bicentenaire du Royaume-Uni des Pays-Bas : comment le retour en grâce de Guillaume d’Orange doit faire passer la naissance de la Belgique pour une erreur historique.

Du haut de ses deux mètres quarante, figé dans le bronze, encore inachevé et tout poussiéreux dans son uniforme d’apparat, il prend son mal en patience. Guillaume Ier des Pays-Bas n’en est plus à quelques semaines près. Le retour à la lumière est proche. Quasi miraculeux, au bout de deux siècles de bannissement.

 » Willem  » revient de loin. Sorti par la grande porte avec pertes et fracas par les révolutionnaires belges en 1830, le voilà qui rentre par la fenêtre avec la seule complicité de la Flandre.

Alexander Karel Evrard est un nonagénaire comblé. C’est d’un regard attendri qu’il couve la sculpture en voie de finition, dans une fonderie située en périphérie gantoise. Sous ses yeux émerveillés, l’aboutissement d’un vieux rêve et d’un long combat.  » Moi gantois, j’avais fait le serment sur son tombeau, à Delft, de réhabiliter un jour Guillaume des Pays-Bas.  » A 91 ans, le neuropsychiatre féru d’histoire a été jusqu’au bout de son grain de folie. Guillaume Ier d’Orange aura bientôt droit à sa statue. La première, l’unique du genre, à prendre place dans un espace public au royaume de Belgique. La fière cité flamande n’a jamais pu oublier son bienfaiteur.  » Gand lui doit son université, son industrie textile, le canal qui en a fait un port maritime. On ne peut pas ne pas être orangiste à Gand, ne pas être reconnaissant à Guillaume pour tout ce qu’il a accompli « , s’enthousiasme son premier supporter.

Quand on aime, on ne compte pas. 15 000 euros la statue, 60 000 euros tous frais d’installation compris : les Gantois sont invités à verser leur obole pour les beaux yeux du  » bon roi Guillaume « .  » Il nous reste à trouver 20 000 euros. Nous avons obtenu un subside du cabinet du ministre-président Geert Bourgeois « , explique Herman De Mulder, cheville ouvrière d’un  » Comité 1815-2015, Willem bedankt !  » spécialement constitué pour la cause.

Certes, il a fallu convaincre des autorités communales quelque peu hésitantes à donner leur feu vert.  » Intellectuellement, le sentiment orangiste subsiste. Mais politiquement, le sujet reste sensible « , glisse, l’oeil malicieux, Alexander Evrard. C’est faire beaucoup d’honneur au souverain batave chassé de nos régions manu militari en 1830, non sans que le sang de patriotes belges n’ait été versé sur les pavés de Bruxelles et d’ailleurs. Guillaume ne s’en était jamais remis. Sa réputation de triste sire était faite, et les traces de son souvenir sous nos latitudes se faisaient discrètes.

Tout arrive. Y compris le bicentenaire du Royaume-Uni des Pays-Bas, constitué en 1815 sur les ruines du régime napoléonien. Au-delà de Gand, c’est toute la Flandre qui s’est mise à sortir de l’oubli  » Guillaume le Maudit « . Colloques, conférences, publications, expos : villes et bourgades du plat pays, surtout celles jadis ralliées à la cause orangiste, multiplient les marques d’intérêt.

La Flandre politique ne pouvait manquer de tomber sous le charme de Guillaume Ier. Au printemps 2014, le parlement flamand se saisit de son dossier. Examen concluant : tous partis confondus, les députés nordistes prennent la résolution de ne pas faire l’impasse sur le bicentenaire du Royaume-Uni des Pays-Bas et de veiller à ce qu’il soit rendu hommage aux bienfaits de son souverain. Voeu parlementaire exaucé par la coalition Bourgeois I (N-VA – CD&V – Open VLD), qui l’intègre même dans son accord de gouvernement.

Geert Bourgeois, N-VA et nouveau ministre-président flamand, s’était engagé à ne pas manquer ce rendez-vous avec l’Histoire :  » 2015 est un moment-charnière qui ne passera pas inaperçu « . Le Premier de Flandre est un homme de parole. En mai dernier, figé dans une posture de chef d’Etat, il pénètre cérémonieusement dans la Nieuwe Kerk de Delft, s’incline devant la dalle funéraire de Guillaume Ier, au pied de laquelle il dépose une couronne aux couleurs de la Flandre portant un ruban estampillé  » Vlaamse regering « . La résolution parlementaire ne lui en demandait pas tant. Mais Geert Bourgeois n’a voulu reculer devant aucun sacrifice. Il a fallu que le nationaliste républicain quitte le royaume de Belgique pour trouver une tête couronnée digne d’être honorée. Et saluer la mémoire d’un despote certes  » éclairé  » mais autocratique, chez qui la démocratie ne faisait pas vraiment partie du vocabulaire.

Le numero uno de Flandre n’allait pas renoncer pour si peu. Le geste qu’il pose, avec l’assentiment des partenaires CD&V et Open VLD, passe surtout pour un pied de nez à usage interne. Sa portée saute aux yeux de Tom Verschaffel, historien à la KUL et spécialiste du XIXe siècle :  » C’est un acte d’inspiration antibelge, c’est évident. A travers cet hommage rendu à Guillaume Ier, il traduit une volonté de réhabiliter le Royaume-Uni des Pays-Bas. Une appréciation explicitement positive et politique de cette période historique implique qu’il est regrettable que l’Etat belge ait été créé, que la révolution de 1830 fut une erreur. Le seul souverain que Geert Bourgeois honore est précisément celui qui a été chassé par la population belge.  »

Crime de lèse-majesté ? Outrage au roi des Belges devant lequel le ministre-président de Flandre a dû jurer fidélité en prenant ses fonctions en juillet 2014 ? Ingérence dans les affaires diplomatiques belges ? A peine. Tout est devenu possible au royaume de Belgique, où court toujours l’exclusion à perpétuité du trône de la Maison d’Orange-Nassau. Tenu dans l’ignorance, le niveau fédéral n’a d’ailleurs pas relevé, et le Palais royal n’a pas bronché.

A quand donc un déplacement éclair du ministre-président flamand à la crypte de Laeken, pour déposer une gerbe au pied du tombeau d’un roi des Belges, au choix ? Face caméra, Geert Bourgeois tue tout suspense en relayant ce qu’on prétend en Flandre :  » On dit que Guillaume fut le meilleur roi que l’on ait jamais connu. Son action fut importante pour la Flandre, et même pour toute la Belgique.  » Toute la Belgique ? Cette vérité historique n’incite pas Charles Michel (MR) à prendre à son tour le chemin de Delft.  » Cela m’étonnerait, dans le chef d’un Premier ministre fédéral qui engage aussi les Wallons et les Bruxellois « , objecte Tom Verschaffel. Et comme ce devoir de mémoire laisse le sud du pays parfaitement de marbre… (lire aussi page 43).

 » Welkom Willem, waar Vlamingen thuis zijn…  » Les flamingants en font leur nouveau héros. En mars dernier,  » de goede koning Willem  » déboule en invité surprise sur la scène anversoise de la 78e Vlaams nationaal Zangfeest. La grand-messe annuelle du chant nationaliste flamand est traditionnellement peu destinée à intégrer une tête couronnée dans sa programmation. Mais Guillaume méritait bien un coup de chapeau pour services rendus. Erik Stoffelen, président de l’Algemeen Nederlands Zangverbond, rafraîchit la mémoire de l’assistance flamingante, sous le regard des pontes de la N-VA : ce Royaume-Uni des Pays-Bas, pour éphémère qu’il ait été,  » édifia une digue contre la dévastatrice machine à franciser que les révolutionnaires français avaient lâchée sur nous « .

C’était le bon temps. Avant que cette révolution de 1830 ne vienne torpiller le bel ouvrage défensif et ne porte pour longtemps un mauvais coup à la Flandre. Au détour d’une phrase, la résolution du parlement flamand remue le couteau dans la même plaie :  » L’indépendance belge a marqué un retour en arrière. La reconnaissance de la Flandre comme région flamande unilingue n’est venue qu’avec les lois linguistiques de 1921 et de 1932.  » Au pied du tombeau de Guillaume, Geert Bourgeois a retapé sur le clou en saluant la mémoire de ce promoteur du néerlandais comme langue administrative :  » Il a fallu attendre cent ans en Belgique pour connaître à nouveau les mêmes lois linguistiques.  » Le coup de griffe devait être placé. Le ministre-président flamand en oublierait qu’il s’inclinait devant un monarque compromis dans le bombardement qui, en octobre 1830, mit à feu et à sang Anvers, la cité chère à son maïeur Bart De Wever.

Une certaine Flandre a le coeur gros, persuadée qu’elle aurait connu un sort autrement plus enviable en restant sous pavillon orange. Karim Van Overmeire fait partie des inconsolables. Cet ex-député Vlaams Belang passé à la N-VA est le moteur de l’appel parlementaire à commémorer Guillaume Ier :  » Je ne doute pas que les provinces flamandes se seraient développées tout autrement au sein du Royaume-Uni des Pays-Bas que cela n’a été le cas. La Flandre continue à se débattre avec la fédération (sic) belge, alors qu’elle aurait été le noyau central, le foyer d’un Etat européen moyen au sein de ce Royaume-Uni des Pays-Bas, avec 28 millions d’habitants dont 24 millions de néerlandophones. Le séparatisme belge nous a rendus plus petits.  » Au lieu d’une puissance prometteuse, une Belgique  » riquiqui « …

L’oeil dans le rétro, la Flandre nationaliste s’offre une bouffée de nostalgie sur le compte de Guillaume des Pays-Bas.  » Il n’aurait jamais dû perdre. Cette révolution de 1830 aurait échoué sans le soutien militaire, politique et financier de la France. Elle a donné naissance à un Etat belge francophone, vassal de cette France : une catastrophe pour la Flandre. Après l’ex-Tchécoslovaquie et l’ex-Yougoslavie, la Belgique est bien le dernier état artificiel d’Europe.  » Le professeur Evrard sèche vite ses larmes en contemplant son lot de consolation : d’ici à la fin de l’année,  » Willem De Beste  » prendra ses quartiers au Reep, bien en vue sur le circuit touristique de Gand. Du beau linge s’est mobilisé pour relancer sa carrière posthume. Au sein du comité de soutien gantois  » Willem Bedankt !  » figure un bel échantillon d’orangistes convaincus et de flamingants endurcis, issus du monde culturel, politique et académique. Parmi lesquels le N-VA Siegfried Bracke, président de la Chambre et, à ce titre, deuxième personnage de l’Etat belge, rallié au panache de la Maison d’Orange.

Gesticulation, récupération ? Tout ce manège a le don d’horripiler le prédécesseur de Bracke au perchoir de la Chambre, le socialiste André Flahaut.  » Ce genre de récupération du passé à des fins nationalistes, cela commence à bien faire. On a déjà toutes les peines du monde à maintenir une construction européenne, de grâce qu’on arrête de rembobiner l’Histoire ! Si les francophones posaient ce genre d’actes en direction de la France, ils se feraient aussitôt taxer de rattachistes. Nationalisme et nostalgie commencent par la même lettre…  » L’actuel ministre du Budget de la Fédération Wallonie-Bruxelles n’est pas dupe de ces oeillades :  » Le gouvernement Bourgeois est en train de poser une série d’actes qui vise à consolider le statut international de la Flandre, singulièrement vis-à-vis des Pays-Bas. Tout ce qui peut justifier un tel rapprochement est utilisé.  »

Faire les yeux doux au cher voisin du nord ne peut jamais faire de tort. Il y a de ces petits gestes qui entretiennent l’amitié. Il se dit que la reine mère Beatrix et le roi Willem-Alexander ne sont pas restés insensibles au geste des Gantois. Si un retour en grâce de feu Guillaume d’Orange peut encore servir… Willem s’est-il retourné dans sa tombe fleurie par le républicain Geert Bourgeois ?

Par Pierre Havaux

Un député N-VA :  » Le séparatisme belge nous a rendus plus petits  »

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