(1) Ed. Découverte/Poche, 164 pages.
(2) Ed. Folio Gallimard.
(3) Ernesto Che Guevara, Voyage à motocyclette û Latinoamericana, Ed. Mille et Une Nuits, 218 pages.
J’avais 20 ans. Je ne laisserai personne dire que c’est le plus bel âge de la vie. » Ces mots légendaires qui ouvrent Aden Arabie de Paul Nizan (1), le jeune Ernesto Guevara de la Serna aurait pu les faire siens : après Hiroshima, qu’offrait d’enthousiasmant le monde à ce grand ado exalté û mais fort asthmatique û qui fait des études de médecine dans l’Argentine autoritaire de Peron ?
En 1951, celui qui deviendra le » Che » n’a pas lu l’Américain Jack Kerouac, l’icône de la beat generation : Sur la route (2) ne paraît que six ans plus tard. Mais l’époque qui pousse Kerouac à entamer sa traversée hallucinée des Etats-Unis est aussi à l’£uvre dans le cône sud de l’Amérique : puisque la civilisation, désormais capable de s’anéantir, n’est plus un horizon désirable, le large, là aussi, prend des allures de salut pour ceux qui se refusent à raccourcir l’ourlet de leurs espérances.
Ainsi donc, quand, le 21 décembre de cette année-là, il enfourche la vieille Norton 500 d’un ami pour le long périple de 13 000 kilomètres qui les mènera de Buenos Aires à Miami, en passant par le Chili, le Pérou, la Colombie et le Venezuela, Guevara – surnommé le Furibond – n’a soif que d’expériences nouvelles et de terres à découvrir. Pourtant, les huit mois que dure ce » voyage à motocyclette » vont le transformer sans retour. Et faire d’un jeune aristo, téméraire et fragile, le révolutionnaire mythique que l’on sait.
Récemment transposés à l’écran, les carnets de route (3) où le » Che » a consigné ses souvenirs content cette épreuve initiatique où s’est forgé son destin d’exception. Inutile d’y chercher le temps zéro de son engagement politique. Le livre reprend des fragments de vie de deux vagabonds qui luttent contre la faim dans les paysages grandioses de l’Amérique latine : au c£ur des Andes enneigées ou des pampas écrasées par un ciel de plomb, au milieu des troupeaux d’alpagas ou sur les rives de l’Amazone, à Cuzco, à Machu Picchu, on y côtoie surtout un être ébloui par la beauté de la nature et des civilisations pulvérisées par la Conquête.
Avec les lépreux des dispensaires où ils cherchent asile, au chevet des mourants qu’ils assistent, aux côtés des mineurs de Chuquicamata, au contact des mendiants de Valparaiso, auprès des Indiens pitoyables qui découvrent en eux leurs premiers hommes blancs, les deux routards, par petites touches impressionnistes, prennent cependant conscience de » la profonde tragédie du prolétariat du monde entier » et se mettent à souhaiter » quelque chose qui supprime l’injustice « .
Ainsi, d’humanitaire, l’empathie de Guevara, face à la question sociale qu’il commence à entrevoir, se transforme en une interrogation qui cherche avec fébrilité le mécanisme collectif au principe des misères éclatées que ses pérégrinations lui jettent au visage. Sa pensée, alors, est encore encombrée de stéréotypes et ignore tout du communisme. Dans une région de la planète où religion et révolution ont toujours fait bon ménage, elle ne s’affranchira d’ailleurs jamais tout à fait de ce mysticisme dont atteste à jamais la figure christique du » Che « .
Jean Sloover
Attention : fraterniser avec l’espèce humaine peut vous transformer sans retour !