Grenade : la Reconquista de l’islam

Cinq siècles après l’expulsion des Maures, une mosquée s’ouvre dans la cité andalouse, face à l’Alhambra. A l’origine de cette initiative, des Espagnols convertis à la religion de Mahomet

C’est à la tombée du jour qu’il faut monter ici, sur les hauteurs du quartier de l’Albaicin, pour mieux la contempler. Couronne de tours ocre retranchée sur un nid d’aigle, entre la plaine de Grenade écrasée par le soleil et les sommets de la sierra Nevada couverts de neige, l’Alhambra se fige alors dans une couleur de sang. Dernière résidence des rois maures avant leur expulsion en 1492, le palais et ses jardins font figure d’éden perdu de l’islam. Aussi quand, voilà plus de vingt ans, un groupe d’Espagnols convertis à la religion de Mahomet décide de bâtir une mosquée à Grenade, c’est tout naturellement que s’est imposé le choix de ce site, juste en face de l’Alhambra. Comme une revanche face au vestige de la gloire passée. Une promesse de retour.

Officiellement, pourtant, il n’en est rien.  » Nous ne nourrissons aucune mélancolie « , se défend Malik  » Abderahman  » Ruiz, porte-parole de la nouvelle mosquée. Et, à la mairie de Grenade, on nie toute hantise devant le  » retour des Maures.  » Pourtant, entre l’achat du terrain et l’inauguration, le 10 juillet dernier, en présence de l’émir de Charjah (Emirats arabes unis), Jalid bin Sultan al-Qassimi, de la première mosquée grenadine depuis cinq siècles, il aura fallu faire preuve de patience. Car les autorités de la ville ont exigé certaines garanties.  » L’Etat espagnol reconnaît la liberté de culte, explique l’adjoint au maire Sebastian Perez [Parti populaire, droite]. Il est normal que les 5 000 musulmans de la ville aient leur mosquée. Il faut seulement respecter les règles.  » Le premier projet a été vite écarté : c’était une mosquée cathédrale. Le second a été également revu à la baisse : le minaret a été raboté et la ville a demandé que l’esplanade s’ouvrant sur l’Alhambra soit convertie en jardin public. Une fois commencés, les travaux ont connu des retards, dus aux recours judiciaires de voisins hostiles et à la découverte de vestiges archéologiques romains. Ce qui a agacé les musulmans, prompts à soupçonner une nouvelle man£uvre dilatoire. Cela valait pourtant la peine d’attendre. Car le résultat û un bâtiment de style andalou couvert de tuiles, un jardin planté de lauriers û est une réussite architecturale. Entre l’église San Nicolas et un couvent dont les bonnes s£urs craintives ont rehaussé l’enceinte, la grande mosquée de Grenade se fond dans ce quartier  » bobo  » de maisons de pisé blanc aux jardins enfermés derrière de hauts murs d’où s’exhale l’odeur du jasmin.

Les diplomates des pays musulmans

 » Allah est grand !  » s’est exclamé le parterre d’ambassadeurs venus de Madrid, le jour de l’inauguration, devant les caméras d’Al-Jazira. Si les diplomates des pays musulmans, de la Malaisie au Maroc, en passant par l’Arabie saoudite et la Turquie (pourtant laïqueà), étaient présents, Juan Carlos n’avait pas fait le déplacement : c’eût été délicat que l’héritier, même lointain, de Ferdinand d’Aragon et d’Isabelle de Castille, les Rois Catholiques, conquérants de Grenade, écoute la prière de l’imam au moment où l’Eglise de Rome se divise sur la béatification de l’ancienne souveraineà

L’islam andalou médiéval reste dans la conscience européenne nimbé d’une aura de tolérance et de culture. Son symbole le plus éclatant, le philosophe Averroès, cette figure arabe de la rationalité européenne, commentateur d’Aristote, était alors contesté par Thomas d’Aquin, mais étudié à l’université de Paris. Le nouvel islam de Grenade s’en inspirera-t-il ? A 33 ans, Malik Abderahman (un nom emprunté aux anciens émirs de Cordoue) Ruiz, issu d’une famille catholique espagnole,  » a trouvé le chemin de l’islam  » voilà dix ans. Certains de ses coreligionnaires, convertis comme lui û on en compterait 200 à Grenade, 10 000 dans tout le pays, selon un recensement gouvernemental û viennent de l’extrême gauche, anarchiste ou communiste. Ils se revendiquent du patronage d’un ancien comédien écossais hippy lui-même converti, Ian Dallas, aujourd’hui Cheikh Abdelkader al-Morabit. Les morabites étaient des guerriers de l’islam, établis en avant-garde dans un ribat (sorte de couvent fortifié) pour résister à une attaque ennemie en attendant les renforts. Partisan de l’application d’un islam rigoriste, Abdelkader al-Morabit professe un anticapitalisme virulent. Il a été accusé par la presse anglaise de dérive antisémite et de liens avec les partis néonazis anglais. Un voisinage que récuse fermement Ruiz.  » Notre islam n’a rien à voir avec le nazisme, dénonce t-il. Ni d’ailleurs avec les talibans, promoteurs d’une société misogyne. L’islam wahhabite n’est pas, non plus, le bienvenu chez nous. Et je me demande où Ben Laden a étudié le Coran : le suicide est interdit par notre religion. Le terrorisme cause beaucoup de mal à l’islam.  » Ruiz et ses compagnons ont choisi un imam (non hispanophone) venu du sud du Maroc « . Malgré les financements étrangers (la Libye a acheté le terrain, les Emirats ont largement contribué à la construction d’une mosquée dont le coût est estimé à 4 millions d’euros), ils affirment fièrement leur indépendance,  » à la différence des autres mosquées, qui sont des délégations des ambassades « . Pour Ruiz,  » il n’y a pas aujourd’hui de vrai régime islamique, car tous pratiquent l’usure « . Entendez le paiement d’intérêts sur des prêts, et plus largement le capitalisme. Pour ces anciens gauchistes, la dénonciation du système financier international et des Bourses mondiales au nom de l’islam est un fil rouge qui assure la continuité de leurs itinéraires personnels.  » Nous voulons que Grenade devienne un lieu de rencontre pour les musulmans d’Europe, explique Ruiz, qui ne cache pas son désir de prosélytisme. Devenir un foyer d’enseignement et de rayonnement de la loi de l’islam, un nouvel Al-Azhar [NDLR : la prestigieuse université islamique du Caire].  » Poussés par cette ardeur à convertir, les mourabites sont actifs en Afrique du Sud, au Mexique et au Royaume-Uni, où ils cherchent à ouvrir, dans les Highlands, une nouvelle école.

Dans le reste de l’Espagne, cette résurgence de l’islam n’a pas vraiment donné lieu à un débat national. Le pays, pourtant, est, à son tour, confronté au phénomène d’une immigration de peuplement, surtout marocaine.  » A la différence de certains pays d’Europe, comme la France, explique Carlos Echeverria, professeur de relations internationales à l’université nationale d’éducation à distance, le port du foulard islamique ne provoque pas chez nous d’interrogations. Parce que cela ne renvoie pas à nos valeurs essentielles. L’Espagne n’est pas un pays laïque.  » Certes, l’Eglise catholique s’inquiète discrètement des conversions à l’islam ou au bouddhisme. Mais, pour l’heure, elle savoure discrètement sa dernière victoire : avoir obtenu du gouvernement de José Maria Aznar une meilleure valorisation des cours de religion (ou d’histoire des religions, selon le choix des parents) dans les écoles publiques.

Racines et origines

 » L’islam des convertis de Grenade n’a pas de racines, estime l’historien Antonio Malpica, de l’université de Grenade. Il ne se considère pas comme l’héritier d’Al-Andalous, mais comme celui d’un islam plus proche des origines. D’ailleurs, mes étudiants étrangers arabes ont tendance à regarder la communauté d’ici comme une secte qui s’adonne à la casuistique.  » Au pied de l’Albaicin, dans le dédale des ruelles de l’ancienne ville maure, les commerçants arabes qui vendent aux touristes les mêmes babouches et damasquinades que celles qu’on trouve dans les bazars d’Istanbul ou les souks de Marrakech ne sont pas loin de penser la même chose.  » Bien sûr, c’est bien qu’on ait une jolie mosquée, raconte l’un d’eux. Mais plutôt que de la mettre face à l’Alhambra, là-haut, où personne ne va jamais, il aurait été plus pratique qu’elle se trouve ici, dans la ville basse.  » l

De notre envoyé spécial

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