Grands travaux inutiles à Couvin ?

Le chantier vient de démarrer. Mais le contournement tant attendu de Couvin verra-t-il bien le jour ? Le projet repose sur des bases fragiles. En deux ans, son budget est déjà passé de 100 à 225 millions d’euros. Pas très rassurant, surtout dans le contexte budgétaire actuel.

THIERRY DENOËL

Qui va investir 225 millions d’euros pour 14 kilomètres de macadam ? La Région wallonne, pour le contournement de Couvin. Soit un morceau d’autoroute à quatre bandes, qui doit déborder, sur son flanc Est, la ville fagnarde. A titre de comparaison : jusqu’en 2009, avant le  » masterplan route « , les budgets consacrés à l’ensemble des artères régionales wallonnes oscillaient entre 120 et 160 millions d’euros.

225 millions d’euros… Enorme ! Evidemment, la Région ne va pas tout payer d’un coup : elle compte rembourser l’emprunt qu’elle fera pour ces travaux à hauteur de 17 millions par an, sur une vingtaine d’années. Comparaison encore : les bus TEC ont récemment annoncé que, pour être en équilibre, il faudrait augmenter leur dotation annuelle de 12 millions d’euros. C’est dire si ces 17 millions annuels pour Couvin vont peser dans les prochains arbitrages budgétaires, à l’Elysette !

Ne boudons cependant pas le plaisir des Couvinois qui désespèrent depuis plus de trente ans de pouvoir dormir tranquilles, sans sentir leur lit trembler sous les soubresauts des 1 500 poids lourds qui traversent quotidiennement leur ville.  » Il y en a autant la nuit que le jour, témoigne un riverain de la Nationale 5. Des convois exceptionnels même. Et ils respectent rarement la limitation de 50 km à l’heure. « 

Cette fois, le fameux contournement est devenu plus qu’un rêve pour les habitants de la vallée de l’Eau Noire. Le premier coup de pioche a été donné, le 16 septembre dernier, par le ministre des Travaux publics en partance, Benoît Lutgen (CDH). Aujourd’hui, les pelleteuses labourent avec acharnement le sol karstique près de Frasnes, là où le contournement s’amorcera en amont de Couvin. C’est qu’il y a urgence. Octroyé il y a cinq ans, le permis expire en février 2012 : pour qu’il reste valide, il faut que les travaux aient démarré  » substantiellement  » d’ici là, selon le code de l’urbanisme.

Toujours pas de dossier à la BEI…

Mais le chantier aboutira-t-il comme prévu, dans six ans ? Il y a des raisons d’être sceptique. En effet, le financement est loin d’être acquis. Certes, la construction de deux ponts sur l’Eau noire, qui vient de commencer, est assurée par des fonds propres (soit 4,5 millions d’euros) de la Sofico, la Société de financement complémentaire des infrastructures, qui gère le chantier pour la Région wallonne. Ensuite, il est prévu que la première moitié des travaux soit financée par un prêt à long terme de la Banque européenne d’investissement (BEI). Le hic : il y a un mois et demi, La Libre Belgique constatait qu’aucune demande n’avait été introduite auprès de la BEI…

C’est toujours le cas. La Sofico a toutefois bien contacté la banque européenne pour le dossier de Couvin. La porte-parole de Philippe Maystadt à la BEI nous l’a confirmé.  » La procédure est en cours, affirme de son côté Fabian Namur, porte-parole de la Sofico. Il nous manquait l’actualisation de l’étude que le consultant Stratec avait effectuée en 2001 pour évaluer les retombées socio-économiques du projet. Ces chiffres ajustés viennent de nous parvenir.  » Ouf ? La BEI va seulement commencer à examiner la demande de prêt… Il faut avouer que démarrer les importants travaux sur l’Eau Noire avant d’avoir ficelé le plan financier de la première moitié du projet, cela fait un peu brouillon !

En outre, rien ne permet d’être certain que la BEI donnera son feu vert. Comme l’a récemment rappelé le député Patrick Dupriez (Ecolo) au Parlement wallon, les prêts de la BEI sont conditionnés au strict respect des directives européennes concernant l’habitat, l’environnement, la conservation de la nature, etc. Or l’étude d’incidence du contournement Est de Couvin a été jugée insuffisante par le Conseil wallon du développement durable (CWEDD), par la Commission régionale d’aménagement du territoire (Crat) et par Inter-Environnement Wallonie (IEW). Ces organismes ont, pour leur part, émis un avis défavorable quant au projet, pointant  » des incidences environnementales fortes tant pour la population que pour le milieu « .

Plus haut que la butte de Waterloo

Par ailleurs, dans l’étude 2001 (la Sofico ne nous a pas transmis copie intégrale de l’étude 2011), Stratec s’étonnait qu’on n’ait pas envisagé sérieusement les alternatives au contournement Est : notamment un contournement Ouest. En effet, le chantier du contournement Est de Couvin va se heurter à de solides obstacles.  » Après les pertuis de l’Eau Noire, il s’agira de s’attaquer au dénivelé du terrain, une roche karstique de 47 mètres de haut, qu’il faudra solidement raboter pour adoucir la pente. Pour comparer : la butte de Waterloo grimpe à 41 mètres de hauteur « , explique Louis Swysen, un Couvinois, auteur d’un doctorat en géographie sur l’Entre-Sambre-et-Meuse.

Vu la quantité de déblais que cela occasionnera, il a été décidé de tirer une énorme digue à travers la jolie vallée du Ry de Rome, en aval de Couvin, sur laquelle se greffera l’autoroute. Plutôt que de construire un pont aérien plus esthétique ! Le contournement Est va également couper la ligne de chemin de fer dont Couvin est le terminus. Le risque est que la SNCB sacrifie cette ligne et déplace le terminus à Mariembourg, 6 kilomètres au nord. Avantageux pour les Couvinois ? A l’ouest, le sous-sol offre sensiblement les mêmes caractéristiques karstiques, sauf qu’il y a beaucoup moins de dénivelé puisqu’il s’agit d’une vallée. Et les problèmes de l’Eau Noire et de la gare ne se posent pas…

C’est Michel Lebrun (CDH), alors ministre wallon de l’Aménagement du territoire, qui, en 1999, a inscrit le contournement Est dans le plan de secteur.  » Les alternatives ont été envisagées, se souvient celui qui est aujourd’hui député régional. Des études de la Direction des routes de Namur ont démontré que le contour par l’Est était plus avantageux.  » Les détracteurs du projet n’hésitent pas à dire qu’en réalité, Lebrun pédalait pour sa commune de Viroinval. Il en était bourgmestre à l’époque et le contournement Est y attirera plus de touristes que par l’ouest.  » Voilà les fantasmes de gens imaginant qu’on trace des autoroutes en fonction d’intérêts particuliers… « , balaye l’ancien ministre. Il n’en reste pas moins que nombre d’instances officielles, dont Stratec, ont déploré le manque d’études d’incidence sur des projets alternatifs. Qu’en pensera la BEI ?

Pourquoi ne pas simplement dévier les camions ?

Concernant le volet socio- économique, l’étude Stratec 2011 avance que le taux de rentabilité du projet devrait se situer entre 44 et 48 % des investissements. C’est bien sûr un élément favorable qui pèsera dans la balance de la Banque européenne d’investissement. D’autant que le contournement fait partie des chaînons manquants du réseau transeuropéen. En l’occurrence, de l’axe de la N5 (rebaptisé E420) qui relie Charleroi à Charleville, avec des liaisons autoroutières vers Rotterdam, au nord, et vers Marseille, au sud. Taux de rentabilité ? Il s’agit essentiellement du gain de temps pour les usagers de l’autoroute, soit un grand nombre de poids lourds internationaux. Un avantage réel pour les Couvinois, outre le désencombrement du centre-ville ? Impossible à dire. Aucune étude d’origine-destination des véhicules empruntant l’actuelle N5 n’a été réalisée.

L’alternative d’une simple régulation du trafic routier dans et autour de Couvin n’a pas non plus été envisagée, sauf par Ecolo. Cela se pratique en France, où les camions sont régulièrement déviés des centres-villes. Une expérience temporaire de quinze mois a cependant été menée, avec succès, à Couvin où les plus de 15 tonnes en transit étaient interdits de passage. L’ordonnance de police a été levée en septembre dernier pour permettre aux camions du chantier de circuler.  » Selon nos comptages, durant la période d’interdiction, le nombre de poids lourds a diminué de 50 % « , se réjouit le conseiller communal (PS) Vincent Delire, qui préside pourtant, et avec fougue, le Comité couvinois pour le contournement Est. Une telle alternative à long terme de régulation du trafic aurait pu se justifier : la Wallonie dispose déjà du réseau autoroutier le plus dense d’Europe et le contournement de Couvin charriera jusqu’à 30 000 véhicules supplémentaires sur la E420 d’ici à 2020.

Mais tout cela va à l’encontre de l’argument économique défendu par la plupart des politiques, pour qui la E420 sera la clé de désenclavement de Couvin où le taux d’emploi est un des plus faibles de Wallonie.  » Voyez l’exemple de l’autoroute E411 qui a largement contribué au développement du Sud-Luxembourg. Les entreprises ont poussé comme des champignons tout le long, au fur et mesure de son évolution « , constate Lebrun. Vrai. Mais on ne peut pas en dire autant de La Louvière, pourtant véritable n£ud autoroutier.

Ce DAR qui irrite l’Union européenne

La BEI devra aussi tenir compte d’une procédure en justice toujours pendante. Celle-ci concerne la délivrance du permis pour le chantier couvinois. Ce permis relève de la procédure DAR (décret des autorités régionales), actionnée pour des  » motifs impérieux d’intérêt général « . Il a donc échappé à tout recours devant le Conseil d’Etat. Ce DAR, qui irrite la Commission européenne, fait actuellement l’objet d’un recours devant la Cour constitutionnelle de Belgique. Saisie par cette dernière d’une question préjudicielle, la Cour de justice européenne a rendu un premier avis plutôt critique, le 18 octobre dernier.

Soyons toutefois optimiste : la Sofico apparaît comme un partenaire sérieux aux yeux de la BEI, dans d’autres dossiers. Avec son expérience, elle pourrait bien parvenir à obtenir le prêt européen. La messe ne sera pas dite pour autant. Car le prix actuel du chantier – qui n’est qu’une estimation selon la Sofico – risque de gonfler, comme il l’a déjà fait depuis deux ans.

En effet, avant les élections régionales de 2009, Michel Daerden (PS), prédécesseur de Benoît Lutgen aux Travaux publics, parlait d’un projet de 100 millions d’euros. En octobre de la même année, au Parlement wallon, Lutgen, ayant hérité du dossier couvinois, estimait son prix à 136 millions d’euros. Aujourd’hui, on parle de 176 millions, hors expropriations (12 millions) et charges d’intérêts. Hors TVA aussi. Le montage financier via la Sofico permettrait cependant de récupérer la TVA. Cela dit, le contournement de Couvin nécessite d’importants aménagements en amont sur la N5, évalués dans le  » plan route  » à 50 millions. Budget actuel donc : 225 millions. Et c’est une estimation basse.

On l’a vu, les risques inhérents au chantier sont nombreux : zone karstique, passage de l’Eau Noire, déblais et remblais pharaoniques… Autant d’inconnues qui risquent d’alourdir l’ardoise et de prolonger la durée des travaux que les plus optimistes ont fixée à six ans.  » On sait bien que ça coûtera plus cher, assure le député Willy Borsus (MR). Dans le contexte de fragilité financière de la Belgique, le fait d’attendre un financement nous expose au risque d’emprunter à des conditions moins favorables. Le spread (NDLR : différence de taux) belgo- allemand atteint des records… Vu les contraintes budgétaires wallonnes, il faudra être vigilant pour que le contournement de Couvin ne s’ajoute pas aux grands travaux inutiles !  »

Et Vincent Delire de renchérir :  » Au dernier conseil communal, nous avons obtenu que les poteaux des panneaux d’interdiction pour les plus de 15 tonnes soient maintenus à Couvin. Si les travaux ne se terminent pas, il n’y aura qu’à replacer les panneaux…  » Un nouveau chantier inutile ? La responsabilité serait lourde pour les partenaires de la majorité wallonne, y compris Ecolo qui, dans le marchandage du  » paquet mobilité  » d’avril dernier, a capitulé sur Couvin. Et même pour le MR qui, depuis le début, a soutenu sans ambiguïté le contournement Est. Oui, il faudra être vigilant.

TH.D.

Le contournement sera un chaînon de l’axe Rotterdam-Marseille

N’aurait-on pas dû se contenter de réguler le trafic ?

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