Pour le patron de l’Alliance Renault-Nissan, le quatrième constructeur mondial sort aujourd’hui plus fort de la crise. Cependant, bien des interrogations demeurent : à propos du pari industriel sur le véhicule électrique comme de la succession d’un PDG plus que jamais seul maître à bord.
Aujourd’hui, Carlos Ghosn va jusqu’à laisser entendre que Renault pourrait embaucher, sur fond de croissance de 3 à 4 % du secteur en Europe. En 2012, la crise servait encore de décor au marché automobile le plus violemment touché par le choc post-Lehman Brothers : une chute de 21 % entre 2007 et 2011 ! Chez Renault, Patrick Pélata, le dauphin de Carlos Ghosn, satellisé dans le groupe un an auparavant à la suite de la tumultueuse fausse affaire d’espionnage interne, venait d’annoncer son départ de l’entreprise. Et, trois mois plus tôt, en juin 2012, la CFDT publiait un livre réquisitoire, Renault en danger ! (L’Harmattan). Froid, argumenté, chiffré.
Dans ces pages, le syndicat déplorait notamment la baisse de la fabrication en France. Les usines représentaient moins de 20 % de la production du groupe : 1,3 million de véhicules en 2000, 530 000 en 2012. » On reproche à l’époque à Ghosn d’avoir accompli ce que PSA n’avait pas su réaliser et qui a failli faire disparaître le groupe : l’internationalisation industrielle. Alors que ce sont les contributions de Nissan et de Dacia qui permettent à Renault de surnager, résume un analyste du secteur. Et cela au moment même où Peugeot Citroën annonce un sévère plan de restructuration. » On n’y peut rien : le regard français sur l’ancienne Régie nationale, dont l’Etat ne détient pourtant plus que 15 %, reste chargé d’affect. D’autant qu’à cette époque les perspectives ne sont pas bonnes pour le site France. En 2013, comme le relève le cabinet Inovev, sur les cinq plus grosses usines européennes de l' » Alliance » – Nissan au Royaume-Uni (Sunderland), Dacia en Roumanie (Pitesti), Renault en Turquie (Bursa), à Flins (Yvelines) et à Douai (Nord) – deux tournent à moins de 50 % de leur capacité. Ce sont les deux françaises…
Une réaction à cette désindustrialisation va redonner du lustre à l’image de » Renault, laboratoire social « . A l’instigation de son président. Puisque la compétitivité des sites tricolores est en cause (en 2009, la différence entre le coût de production d’une Clio à Flins et à Bursa est de l’ordre de 1 200 euros) et que toute fermeture est impensable après l’arrivée au pouvoir d’un gouvernement de gauche – chantre du redressement productif -, il faut négocier en interne un accord sur la compétitivité si l’on veut regarnir le plan de charge. Car, sous-utilisées, les usines sont aussi trop petites : » Quand Nissan produit 500 000 véhicules par an dans son usine britannique, Renault en fabrique 530 000 dans ses cinq grands sites français « , pointe Gérard Leclercq, ancien DRH de la marque au losange, chargé de piloter les discussions.
Un vaste Meccano industriel est en construction
Onze séances de négociations, de septembre 2012 à mars 2013, conduisent à la signature d’un accord historique de compétitivité avec trois organisations syndicales (CFDT, FO, CFE-CGC), représentant plus des deux tiers du personnel. Le principe : récupérer du temps de travail pour parvenir, vraiment, aux 35 heures ; conclure une modération salariale auprès des syndicats ; exclure toute fermeture de site ; et garantir un accroissement du volume de production dans l’Hexagone d’ici à 2016 (710 000 véhicules par an, pour 530 000 alors). Cette première en France pour un groupe de cette dimension fera école. PSA signera le sien quelques mois plus tard. De plus, alors que ce type de texte est d’usage paraphé par la direction des ressources humaines, c’est la signature de Carlos Ghosn qui apparaît en bas du document, garantie de l’engagement direct pris par le patron du groupe.
Evoquée par les syndicalistes sur le ton de la plaisanterie, l’idée a été reprise au vol par la direction. Un joli coup de communication, certes, mais bien dans l’esprit des discussions suivies par ce PDG toujours en mouvement (50 % du temps en France, 40 % au Japon, 10 % dans le reste du monde, estime-t-il), qui a toujours été joignable pour valider ces négociations. » Le texte va plus loin que ce que l’on pouvait attendre, reconnaît Franck Daout, délégué syndical central CFDT. Maintenant, nous suivons avec attention son application. » Une tâche pas forcément facile, car un vaste Meccano industriel est en construction. Il passe par l’attribution aux différents sites des nouveaux programmes de fabrication pour le groupe ou pour ses partenaires. L’Alliance Renault-Nissan ? » Le quatrième constructeur mondial en volume « , rappelle Carlos Ghosn, non sans fierté. » Renault produit environ 2,7 millions de véhicules, mais, à travers l’alliance avec Nissan, il bénéficie d’économies d’échelle sur une production globale de 8,3 millions « , poursuit-il, en rappelant l’accélération du programme de synergies entre les deux groupes : 4,3 milliards d’euros par an d’ici à 2016.
Aujourd’hui, jouant de son charisme, il décline et pilote la kyrielle de partenariats et d’accords qui rythment la vie de l’Alliance et le plan de charge des usines françaises. Le plus emblématique est l’annonce de la production de la future Nissan Micra à Flins, à partir de 2016, pour un volume annuel à terme de 130 000 véhicules. » C’est notre accord social qui permet de proposer un prix compétitif à Nissan « , souligne le PDG, avant d’ajouter que cette usine Renault travaillera pratiquement à 50 % pour le constructeur japonais. Contagion vertueuse : c’est le site de Renault du Mans, dans la Sarthe, qui fournira les châssis de la petite citadine nipponne. Il y a d’autres exemples : ainsi, dans la Seine-Maritime, Cléon récupère 65 000 boîtes de vitesses relocalisées du Portugal et Sandouville va sortir un utilitaire pour Fiat et, sans doute, pour GM et Nissan ; de son côté, Douai produira le nouvel Espace. Même la petite usine de Dieppe (Seine-Maritime), spécialiste des miniséries, où l’on attend le lancement de l’Alpine d’ici à deux ans, profitera des retombées de l’accord signé avec Vincent Bolloré pour fabriquer la Bluecar, la voiture électrique de l’industriel breton, utilisée par le service d’autopartage Autolib’.
L’électrique ? L’emballement de Carlos Ghosn pour cette technologie lui a valu bien des sarcasmes. En 2010, il annonçait que l’électrique représenterait 10 % du marché auto en 2020. A présent, Renault Nissan est certes leader sur le marché, avec la Zoe et la Leaf, mais les volumes restent en panne. Le cabinet PWC estime que 200 000 voitures électriques ont été produites dans le monde l’an dernier, soit 0,2 % du marché automobile, et qu’il y en aura 960 000 ventes en 2020. Moins de 1 % du marché ! Carlos Ghosn reste campé sur ses certitudes : la direction est bonne, c’est la vitesse qui change. » L’électrique est une tendance lourde de notre industrie, assène-t-il, assumant ses choix. Si du retard a été pris, c’est faute de disposer encore d’un réseau dense de bornes de recharge, dont l’infrastructure repose pour beaucoup sur l’investissement public. »
Le patron de Renault pensait pourtant avoir trouvé une martingale, à travers la société Better Place. En 2006, en marge du Forum de Davos, le rigoureux ingénieur X-Mines rencontre un jeune entrepreneur israélien, Shaï Agassi. Ce startupper au fort pouvoir de conviction lui décrit un concept original d’échange standard mécanisé et quasi instantané des » racks » de batteries, au lieu de leur simple recharge. La Fluence ZE de Renault est aussitôt développée autour de ce procédé. Mais, en dépit de contacts commerciaux en Israël, en Norvège et en France, le projet fait long feu, les stations de remplacement n’étant pas au rendez-vous. Better Place capote et la production de la Fluence est arrêtée en Europe.
» L’ambition de Carlos Ghosn est de démocratiser la voiture électrique, de la même manière qu’il a développé le programme Dacia, voulu par Louis Schweitzer, pour rendre la voiture accessible partout dans le monde, affirme Michel Costes, patron du cabinet Inovev. C’est un pari de stratège qui impose d’être constant une fois que la décision est prise. » Quatre milliards d’euros ont déjà été investis dans ces programmes. Optimiste, le PDG ne désarme pas et fonde beaucoup d’espoir sur le marché chinois, dans l’électrique en particulier. Il vient d’ailleurs de proposer à son nouveau partenaire local, Dongfeng, l’assemblage de la Fluence ZE en Chine. C’est la force de Carlos Ghosn que d’être doté d’un leadership reconnu dans le monde entier.
» Il ne donne pas l’impression de vouloir faire émerger des managers »
Patron star au Japon, interlocuteur de chefs d’Etat comme Vladimir Poutine, il dispose d’un entregent peu commun en France. Mais aussi de tous les pouvoirs de décision. » La gouvernance du groupe se caractérise aujourd’hui par la présence d’un seul homme à tous les postes de pilotage. Carlos Ghosn, c’est une monopolisation du pouvoir, dangereuse pour l’entreprise « , affirmait, dès 2012, la CFDT dans son brûlot. De fait, l’homme-orchestre cumule à présent les postes de président de Renault, de Nissan et de l’Alliance. Celui qui pilote aussi actuellement l’association des constructeurs automobiles européens (Acea) dirige encore le russe AvtoVAZ, le producteur des voitures Lada, qui, en 2014, sera consolidé dans les comptes de Renault. » On s’y perd un peu entre les alliances, les prises de participations, les partenariats, déplore Franck Daout, de la CFDT. C’est pour cela que nous souhaitons la création d’une structure où les informations seraient réunies et décryptées, pour que les salariés en comprennent bien les enjeux. » Carlos Ghosn, lui, semble parfaitement à l’aise dans cet univers en mouvement perpétuel et… centralisé, comme sur le choix des projets avec l’allemand Daimler, une dizaine déjà en développement depuis la prise de participations croisées entre les deux constructeurs. » Un comité technique travaille sur les dossiers et fait des propositions de programmes soumis à la décision des deux CEO, Dieter Zetsche et moi-même « , explique-t-il, ajoutant sans sourciller que jamais la liste des projets potentiels n’est communiquée.
» Il délègue beaucoup de tâches, concède un bon observateur du groupe, mais sans avoir pour autant envie de partager le pouvoir. Contrairement à son prédécesseur, Louis Schweitzer, qui lui avait confié le redressement de Nissan, il ne donne pas l’impression de vouloir faire émerger des managers. » Lui assure que, comme dans tous les grands groupes, sa succession, au terme de son mandat comme en cas d’imprévu, est prête. Pour autant, le départ, en août 2013, de Carlos Tavares, n° 2 du groupe, aujourd’hui à la tête de PSA, n’a pas donné lieu à remplacement.
Depuis, à l’ex- » direction générale déléguée aux opérations » se sont substituées deux nouvelles directions déléguées, l’une à la compétitivité, confiée à Thierry Bolloré, 51 ans, l’autre à la performance, attribuée à Jérôme Stoll, 60 ans. » Nous remplaçons une personne par deux pour mieux focaliser notre attention sur les priorités « , s’est justifié Carlos Ghosn au quotidien Les Echos. » De fait, il peut être intéressant d’avoir quelqu’un axé sur les ressources et un autre responsable, sur les dépenses « , précise un consultant. Mais cette organisation permet assurément de gommer le statut de » dauphin » dans les instances dirigeantes du groupe. » Diviser pour mieux régner en donnant la moitié du pouvoir à deux personnes et en restant le seul à disposer des éléments de décision « , décrypte un expert. Un mode de management décliné chez Nissan à l’automne 2013, quand, à la suite d’une dégradation de ses performances, l’historique n° 2 du constructeur japonais, Toshiyuki Shiga, a été privé de ses fonctions opérationnelles, réparties dès lors entre trois personnes. L’une d’entre elles, le Britannique Andy Palmer, présent dans le groupe depuis 1991, vient de décider, à 51 ans, de le quitter pour piloter Aston Martin. De son côté, Johan de Nysschen, patron d’Infiniti, la marque de luxe de Nissan, a choisi de prendre les commandes de Cadillac (groupe GM).
Pour l’heure, Carlos Ghosn préfère souligner que » le groupe sort plus fort de la crise qu’il n’y est entré « . Pourtant, à 60 ans, renouvelé à son poste à la tête de Renault en mai dernier jusqu’en 2018 – à l’unanimité de son conseil d’administration et par plus de 85 % de ses actionnaires -, et de Nissan jusqu’en 2015, le PDG doit préparer le passage de relais. D’autant qu’aucun connaisseur du groupe n’imagine qu’une seule personne aura la carrure pour lui succéder à la tête des deux firmes, aujourd’hui très en phase. Un motif de fierté ou une source d’inquiétude ?
Par Christian David
La petite usine Renault de Dieppe va fabriquer la Bluecar de l’industriel breton