Depuis la nuit des temps, lieux sacrés, monuments énigmatiques, bestiaire fantastique et douces féeries nourrissent des histoires à dormir debout… Qui font rêver les hommes et les rapprochent des dieux.
Il était une fois une ethnologue passionnée qui avait passé sa vie à collecter les témoignages des gens du cru, à étudier les rituels populaires. Elle était capable de vous entretenir des heures durant des festivités particulières qui réunissent les villageois autour d’un grand feu de joie durant la nuit de la Saint-Jean. Un jour qu’avec un de ses élèves elle chemine dans une forêt de Comminges à la recherche d’une grotte à » hados » – des créatures féminines liées à l’eau – signalée à maintes reprises par maintes personnes, elle tombe sur un groupe de chasseurs. Le maître et l’élève les interrogent :
» Vous auriez la gentillesse de nous dire où se trouve la grotte ?
— Oui, par là, tout près, affirme avec aplomb l’un des hommes. D’ailleurs, je vous y emmène. » Arrivé devant l’entrée effondrée d’une galerie souterraine, le quadragénaire poursuit :
» Oh, vous savez, ça a été habité ici. Il y avait des femmes, elles allaient laver le linge là, dans ce petit ruisseau « , explique-t-il en montrant du doigt le filet d’eau qui coule au pied de la cavité…
» C’était extraordinaire, rapporte aujourd’hui l’ethnologue Isaure Gratacos, également professeur d’histoire et docteur ès lettres. Cet homme me disait cela en toute simplicité, sans avoir conscience qu’il exprimait le mythe. Sa mère et sa grand-mère lui avaient transmis le souvenir de ces « hados », venues du plus lointain des âges de la préhistoire. Mais, pour lui, ces êtres avaient bel et bien existé. »
Il en va de même pour tous ceux qui se confient au magnétophone d’Isaure Gratacos. » Même lorsque les gens parlent de la bête, cette créature qu’on dit mi-animal mi-humain, ils affirment que telle personne qui habite tel village l’a rencontrée. Les faits restent peu éloignés dans le temps, ils touchent des proches, ils sont circonscrits géographiquement. Surtout, ils sont considérés comme véridiques « , explique-t-elle.
Ainsi, ce ne sont pas des histoires, c’est l’Histoire. Ainsi, ce n’est pas le monde de l’imagination, c’est le monde.
» En fait, note Martine Bergues, ethnologue auprès du département du Lot, ce qui est frappant, c’est l’absence de frontière entre le naturel et le surnaturel. Les fées habitent là, les revenants aussi. Et ils cohabitent tout naturellement avec les humains. »
Dans le Gers comme dans le Lot ou en Dordogne, ces plaines qui s’étalent des pieds des Pyrénées aux contreforts extrêmes du Massif central, ces territoires de passage qui ont connu la présence anglaise durant la guerre de Cent Ans, cette terre du bon vivre, l’imaginaire se nourrit de références communes. Les dames blanches vont à la fontaine, la nuit, laver leurs habits de lumière, les loups-garous cachent leurs peaux de bête sous une botte de paille avant de sortir croquer quelques victimes, les dolmens deviennent les tombeaux de géants, les rochers oints d’huile et garnis de fleurs protègent des maladies hommes et animaux, ou apportent la pluie en période de sécheresse… Quant aux collines, aux lacs et aux montagnes, ils ont été façonnés par les géants qui habitaient le vieux pays » d’avant les hommes « .
Longtemps, les êtres humains ont évolué dans un univers enchanté, peuplé de fées vêtues de soleil et fleuries de rosée, qui s’enduisent le corps d’huile parfumée et s’envolent sur une formule magique. Ils s’effrayaient de la » becta negra « , qui dort dans les puits et mange les petits enfants désobéissants. Ils redoutaient les animaux fantastiques comme la » taluca « , cet oiseau formidable » qui viendra t’arracher la peau si tu ne te laves pas les mains « , le terrible » bisili » (basilic), né des amours du coq et du serpent, ou bien encore le monstre à sept têtes que l’on croise du côté de Catus (Lot). » Ce sont des histoires qui se racontaient encore lorsque j’étais enfant « , se souvient Francis Duranthon, directeur du Museum d’histoire naturelle de Toulouse.
Dans cet imaginaire fantasmagorique, le monde souterrain reste une inépuisable source d’inspiration. » C’est un lieu actif « , estime Isaure Gratacos. Avec ses habitants, sa géologie particulière, sa circulation. Ainsi de ces » pertes « , des ouvertures typiques des sols calcaires du Périgord et du Quercy, par lesquelles un cours d’eau disparaît sous terre, pour ressurgir quelques kilomètres plus loin, transportant êtres et objets dans son courant. » Il y en avait une sous le moulin de l’Ouysse, rapporte l’ethno-historien Jean-Luc Obereiner. La jeune fille qui travaillait chez le meunier y glissait de pleines brassées d’épis que son amoureux recevait à la résurgence de Cabouy… Un jour, son patron découvre ce petit jeu, et, furieux, précipite la fiancée dans la perte… Son ami la retrouve noyée, telle Ophélie glissant à la surface de l’eau, à l’endroit même où il réceptionnait d’ordinaire les gerbes volées au meunier… » Dans le pays se raconte aussi l’histoire de ce fils qui, placé dans une ferme, envoyait de la nourriture à sa pauvre mère restée au village en utilisant la fameuse perte. Las… Un soir, en guise de panier de victuailles, la mère trouve son enfant sans vie au bord de la rivière.
» Il y a une forme de morale dans la plupart des histoires, affirme Guilhem Boucher, conteur au sein de l’association La Granja. Il s’agit d’éprouver l’honnêteté de l’homme, son discernement, son courage… » Il s’agit aussi d’apporter une explication ou un semblant de réponse. » Le mythe légitime, rationalise, justifie un phénomène, avance pour sa part Isaure Gratacos. Il a pour fonction de rassembler les individus, de les souder autour d’une croyance commune. »
Autrefois, c’est à la veillée que ces mystères se colportaient. Lors des soirées de dénoisillage où se réunissent parfois jusqu’à une trentaine de personnes pour casser les noix et en extraire les cerneaux, lorsque l’on dépouille le maïs en famille ou que l’on effeuille le tabac afin de nouer les feuilles en manoque. Un ancien commence, en occitan, bien sûr… Et c’est parti ! Se transmettent la légende de ce veau farci d’or, caché au temps des Gaulois dans la grotte de Roc d’Aucor (Causses), ou l’énigme des tourraques, ces tours gallo-romaines qui se dressent au milieu des champs gersois, les histoires récurrentes de ces revenants qui se manifestent par force bruits effrayants de vaisselle cassée et de meubles déplacés. On glorifie le courage de cette fille de châtelain qui échappe miraculeusement à ses poursuivants anglais durant la guerre de Cent Ans, en franchissant l’abîme immortalisé sous le nom de » saut de la Pucelle » (Rocamadour). Ou encore la force prodigieuse de Roland, qui, avant de rendre l’âme au col de Roncevaux, lança son épée si fort, si loin, qu’elle alla se ficher dans le mur de l’église dédiée à Notre-Dame de Rocamadour (Lot). Ces veillées sont aussi une belle occasion pour raconter le paysage et rappeler les aventures de Gargantua, héros légendaire bien avant que Rabelais ne s’en empare. Ici, il a avalé une gabarre (barge) au passage de la Dordogne, là, il s’est désaltéré en vidant les résurgences de l’Alzou et a calmé sa faim en avalant les vignes de Magès. Et, comme chacun sait en Quercy, après ces agapes monumentales, il a fait halte à Gramat, où il a déposé… un étron.
Se murmurent aussi les superstitions : les rites protecteurs pour échapper à l’orage, les processions à la fontaine de Sainte-Rupine (Causses) pour attirer la clémence des puissances invisibles qui régissent le don de l’eau, si précieuse. Pour en éloigner le mauvais oeil, il était important d’envelopper un nouveau-né dans le châle aux motifs cachemire que portait sa mère le jour de ses noces…
Evidemment, le diable et les saints sont toujours de la partie. » Dès la fin du XIXe siècle, les ecclésiastiques écrivent nombre de recueils de légendes, en reprenant les vieux récits et en leur apportant une connotation religieuse « , prévient Jean-Luc Obereiner. Ainsi, les divinités chrétiennes remplacent les fées, les miracles apparaissent, les saints succèdent aux dieux païens. Voici sainte Spérie, réputée soigner les fièvres ; saint Namphaise, qui guérit l’épilepsie ; saint Martin, qui passe sa vie à lutter contre le diable pour racheter les âmes volées par Lucifer… Ces aventures à rebondissements, pleines de suspense, sont aujourd’hui transmises lors de soirées qu’organisent associations et communes. Avec un succès croissant, et pas seulement auprès des touristes ! L’explication de cet engouement ? Sans doute un sacro-saint besoin de racines, ressenti plus vivement encore dans une époque déboussolée par le progrès à tout-va. Quand science et rationalité dictent leurs lois, les histoires de fées et de sorcières, d’animaux fantastiques et de phénomènes surnaturels deviennent terriblement rafraîchissantes.
Dans notre numéro du 31 juillet : l’Auvergne.
Par Mylène Sultan