On ne connaît plus Georges Bizet que par Carmen, son chef-d’oeuvre ultime et un des opéras les plus populaires et les plus joués au monde. Fruit d’une recherche passionnée, une nouvelle biographie rend un superbe hommage à l’un des meilleurs compositeurs du XIXe siècle et explore toutes les facettes d’une vie entre ombre et lumière.
Palpitante, la vie de Georges Bizet ? Pas vraiment. Outre un séjour de trois ans en Italie en tant que lauréat du prix de Rome, l’homme n’a pas mené une existence bien aventureuse. » Bizet avait des facilités artistiques inouïes, explique Jérôme Bastianelli, qui lui consacre une passionnante biographie (1). La Symphonie en ut, sa première et excellente oeuvre pour orchestre, composée à 17 ans, sa virtuosité pianistique qui aurait pu lui ouvrir les portes de toutes les salles de concert et son talent pour l’opérette, en témoignent. Or, il passa sa vie à chercher la clé de la réussite, écartant plus ou moins inconsciemment celles que la vie lui tendait. Son parcours est parsemé de doutes, d’hésitations, de renoncements et de compromissions, jusqu’au chef-d’oeuvre final qu’est Carmen. »
Enfant prodige
Georges Bizet voit le jour à Paris, le 25 octobre 1838. Sa mère Aimée joue du piano, fort bien, semble-t-il. Son père Adolphe, plus intéressé » par son jardin que par la vie des idées « , aime pourtant la musique et se pique même au jeu de la composition. Mais c’est la maman qui pressent en Georges un enfant prodige et l’oblige à travailler d’arrache-pied. On a raconté que parfois elle changeait sa chemise pendant qu’il continuait à jouer du piano pour qu’il ne perde pas une minute de travail ! Sa vocation est donc toute tracée.
Sa mère est tellement pressée de le voir entrer au Conservatoire qu’elle demande, par l’intermédiaire de son frère François Delsarte, célèbre ténor, une dérogation permettant de contourner le règlement qui n’accepte les enfants qu’à partir de 10 ans. Le petit Georges est ainsi admis au Conservatoire en 1847, à l’âge de 9 ans. Antoine-François Marmontel lui enseigne le piano, le musicien Fromental Halévy, très respecté depuis le succès de son opéra La Juive, la composition. Vingt ans plus tard, Bizet épousera sa fille Geneviève.
En attendant, c’est un élève exemplaire. On loue son » intelligence musicale très remarquable « , son » art de moduler le son, de le rendre fluide sous la pression délicate ou intense des doigts « . A 14 ans, Bizet quitte le Conservatoire en remportant le premier prix. Il compose ses premières mélodies et des pièces pour piano, dont Grande valse de concert et un très beau Nocturne où transparaît la délicieuse influence de… Chopin. A 17 ans, il marque le coup en composant la Symphonie en ut, élégante, fraîche, expressive et légère. Pour des raisons que les spécialistes ont toujours du mal à expliquer, Bizet la cache au fond d’un carton. Elle ne sera exhumée que près de cent ans plus tard. Aujourd’hui, c’est l’une des oeuvres les plus populaires et elle figure au répertoire de nombreux orchestres.
Après ces premiers essais prometteurs, Bizet s’écarte pourtant progressivement de la musique orchestrale et du piano. » Je joue très bien du piano, mais rien au monde ne pourrait me décider à me faire entendre en public. Je trouve ce métier d’exécutant odieux ! « , écrira-t-il à sa mère. Le jeune homme veut le théâtre et rien que le théâtre. Et il l’aura. Jacques Offenbach, le » père » de l’opérette, lui donne sa chance en lui commandant Le Docteur Miracle, une farce en un acte qui, malgré un grand succès populaire, disparaîtra de l’affiche après seulement onze représentations. Selon la rumeur, Offenbach en a décidé ainsi de peur de se faire voler la vedette…
Peu importe, Le Docteur Miracle vaut à Bizet le tant convoité prix de Rome et une invitation à séjourner dans la Villa Médicis. Quel bonheur ! Le voyage, en diligence, l’enchante. Le soleil, la beauté des paysages, les musées, les jolies filles, la douceur de la vie lui laisseront des souvenirs impérissables. » L’homme qui sent le beau et le vrai, artiste ou non, trouve ici de quoi admirer et penser « , écrit-il à sa mère. Tout en profitant de la dolce vita, il travaille beaucoup, conformément à son statut de pensionnaire.
Le manuscrit de son premier opéra, Don Procopio, arrive à Paris. Les éloges fusent. On encense sa touche » aisée et brillante, un style jeune et hardi « . Mais l’opéra ne sera jamais joué du vivant de Bizet. Pour des raisons mystérieuses, le manuscrit se perd et ne sera retrouvé que des décennies plus tard. L’échec ne désarme pas Bizet. Toujours de Rome, il envoie un opéra-comique, La guzla de l’émir. Pas de chance ! Non seulement l’oeuvre ne sera jamais jouée mais, de surcroît, elle se perdra définitivement. Bizet persévère et signe Les pêcheurs de perles. Le livret est un peu simpliste mais la musique est délicieuse. Pourtant, on accuse Bizet de » wagnérisme » (l’étiquette lui collera à la peau toute sa vie), on lui reproche de manquer de personnalité. Les pêcheurs ne connaîtront que dix-huit représentations et il faudra attendre le XXe siècle pour qu’ils réapparaissent à l’affiche. Aujourd’hui, cet opéra jouit d’un grand succès et est régulièrement repris. L’Opéra de Liège a ainsi proposé une excellente production au printemps 2015 avec une distribution 100 % belge.
Succession d’échecs
Le sort continue à s’acharner sur Bizet. Son Ivan IV, un opéra romantique, ne sera jamais joué. Le compositeur devient irritable et écrit à son éditeur : » Les déboires, les froissements se multiplient autour de moi, sans que je puisse en deviner la cause. Soit, je supporterai tout, je lutterai contre tout. » Il lui faudra encore lutter beaucoup. La jolie fille de Perth quitte l’affiche après dix-huit représentations malgré des critiques favorables qui parlent de » succès sérieux » et de » partition de maître » . Cet opéra sera monté à Bruxelles en 1868, dans des conditions médiocres. Bizet est désespéré : » Rien ne me réussit. Mes compositions musicales, quand elles ont le bonheur d’être reçues à l’étranger, finissent toujours en catastrophes. » Même » catastrophe » pour Djamileh qui ne sera représenté que onze fois. Soudain, une éclaircie ! En 1872, Bizet compose une musique de scène qui accompagne la pièce d’Alphonse Daudet, L’Arlésienne. Le triomphe n’est pas immédiat (il viendra plus tard), mais cette oeuvre met enfin un terme aux reproches habituels l’accusant de s’inspirer de Wagner ou encore de Gounod. L’un des critiques note ceci : » Monsieur Bizet commence à ne plus rien tirer que de son propre fonds. » L’Arlésienne marque le passage du talent au génie.
Au moment d’achever la composition de L’Arlésienne Bizet reçoit une commande de l’Opéra-Comique. Ce sera Carmen. Nul ne sait par quelle voie étrange Bizet et ses librettistes Henri Meilhac et Ludovic Halévy ont mis la main sur Carmen de Prosper Mérimée, une oeuvre implacable et sombre, une histoire de bohémienne assassinée par un jaloux hors de lui, publiée en 1845 alors que Bizet était invité à écrire » quelque chose de gai » ! Dans un premier temps, la direction de l’Opéra-Comique réagit mal. » La Carmen de Mérimée ! s’étrangle Alphonse de Leuven. Est-ce qu’elle n’est pas assassinée par son amant ? Et ce milieu de voleurs, de bohémiennes, de cigarières ! A l’Opéra-Comique ! Le théâtre des familles ! Le théâtre des entrevues de mariages ! Vous allez mettre notre public en fuite. C’est impossible ! »
Les librettistes tiennent bon mais remanient la nouvelle de Mérimée en la rendant plus » sentimentale « . Exit la voleuse et la prostituée. Carmen est transformée en une fière ouvrière et une femme libre. Pour ne pas déplaire au public chatouilleux de l’Opéra-Comique, on imagine le personnage de la douce Micaëla, symbole de l’amour filial et du respect des valeurs familiales. Carmen prend d’assaut la scène de l’Opéra-Comique le 3 mars 1875. Le lendemain, elle est massacrée par la presse conservatrice. Très vite, pourtant, d’autres voix, et pas n’importe lesquelles, s’élèvent. Selon Nietzsche, Bizet a inventé » la musique du soleil « , Brahms et Wagner clament haut et fort leur admiration. Tchaïkovski écrit : » A mon sens, c’est un chef-d’oeuvre… Je suis persuadé que d’ici une dizaine d’années, Carmen sera l’opéra le plus populaire au monde. »
Quelles paroles visionnaires ! Carmen est bien l’opéra le plus populaire au monde… juste après La Traviata. Selon les statistiques du site Operabase, il y a eu, rien qu’entre 2009 et 2014, 667 productions et 3 147 représentations de Carmen dans le monde entier, soit près de deux représentations chaque jour ! » Carmen, c’est un incroyable génie de la musique sur un livret émouvant, souligne Jérôme Bastianelli. C’est aussi une parfaite adéquation entre la musique et le drame. »
Après l’échec de la première, ou plutôt son absence de réel succès, Bizet sombre dans une profonde mélancolie. Son état de santé se dégrade rapidement et il meurt dans la nuit du 2 au 3 juin, soit trois mois jour pour jour après la première de Carmen. Foudroyé par l’échec ? On l’a dit et cette légende a été entretenue par la famille. On a aussi avancé la thèse » théâtrale » d’un suicide, peu probable cependant. Il semble que Bizet ait succombé à une angine de poitrine, compliquée d’une otite, aggravée par des bains dans la Seine au début du printemps 1875. Toutefois, pendant l’écriture de Carmen, le compositeur n’était pas au sommet de la forme. Usé par le travail et les échecs successifs, il connaissait aussi quelques déboires conjugaux avec Geneviève Halévy, la fille de son professeur au Conservatoire. Les rares témoignages laissent penser que le couple ne fut pas très heureux. On a souvent décrit Geneviève comme » névrosée » et » cyclothymique « . Aujourd’hui, on diagnostiquerait sans doute la bipolarité.
» Trop abattue « , Geneviève n’a pas assisté aux obsèques de son mari. Fort curieusement, la veuve (peu) éplorée se métamorphosa en très peu de temps en florissante épouse d’Emile Straus, l’avocat des Rothschild, et devint une hôtesse vive et cultivée, fort appréciée de la haute société et courtisée par des écrivains dont Guy de Maupassant et Paul Bourget. Marcel Proust figurait également au nombre des amis du nouveau couple et a entretenu avec Geneviève une abondante relation épistolaire à partir de 1889 jusqu’à sa mort en 1926, à l’âge de 77 ans. Ses conversations et son élégance lui inspirèrent le personnage de la duchesse de Guermantes. » Tout ce qui dedans est spirituel est de vous « , lui écrivit l’auteur d’ A la recherche du temps perdu lorsqu’il lui envoie, en 1920, le manuscrit du Côté de Guermantes. Jacques, le fils qu’elle avait eu de Georges Bizet en 1872 (Marcel Proust l’appelait » le fils de Carmen « ), s’est suicidé en 1922. Bizet avait aussi un fils illégitime, avec la domestique de sa mère. Il est mort en 1939, après avoir mené une carrière réussie dans la publication de journaux. Ainsi disparut définitivement le patronyme du compositeur, à la différence de Carmen et des Pêcheurs de perles.
(1) Georges Bizet, par Jérôme Bastianelli, aux Editions Actes Sud/Classica, 176 p.
Par Barbara Witkowska