GÉOPOLITIQUE DE L’HUMILIATION

Dans les relations entre les gens comme entre les nations, l’humiliation peut conduire à des actes insensés, à des guerres inextinguibles. Il est donc essentiel de ne pas humilier les autres, de les respecter ; et, si l’humiliation a eu lieu, si le contact est rompu, d’essayer de le renouer, aussi longtemps que l’humilié n’est pas devenu un ennemi irréductible, que seule la force peut empêcher de nuire.

Ainsi, en 1919, humilier l’Allemagne, par l’imbécile traité de Versailles, a conduit à la victoire du nazisme, qu’il fallut ensuite combattre. De même, avoir humilié la Turquie, en 1995, en lui refusant l’entrée dans l’Union européenne, l’a précipitée dans les bras d’un islamisme pour l’instant modéré, qui peut faire d’elle, un jour, notre ennemi. Pareillement, après la deuxième guerre du Golfe, en 2003, avoir démantelé l’armée de Saddam Hussein a conduit des milliers de soldats et d’officiers d’une armée totalement laïque et parfaitement formée sur la mauvaise voie : ils sont depuis quelques mois les cadres d’un soi-disant califat islamique, qui prétend aujourd’hui rassembler tous les musulmans humiliés à travers le monde, dans un combat mortel contre l’Occident. De même encore, entretenir un rapport de force brutal et humiliant entre Israël et la Palestine maintient les uns dans l’illusion de gagner la guerre et les autres dans celle de nourrir leur désir de détruire l’Etat hébreu.

Enfin, aujourd’hui, humilier la Russie en prétendant l’isoler du reste du monde, sous prétexte qu’elle n’a pas accepté que les russophones d’Ukraine y soient traités comme des citoyens de seconde zone, peut la pousser à devenir un ennemi, qu’il faudra un jour combattre. Il est en particulier stupide de la part des Polonais de tout faire pour isoler la Russie, comme la France avait tout fait pour isoler l’Allemagne dans les années 1920.

Une troisième guerre mondiale serait la conséquence naturelle de la poursuite de cette géopolitique de l’humiliation. On entend déjà, à Washington et à Moscou, s’exprimer les pires points de vue nationalistes, conspirationnistes et bellicistes, qui pourraient conduire au pire, par le simple engrenage de la bêtise et du ressentiment.

Bien des gens, ici ou là, verraient en effet d’un bon oeil une tension internationale devenant si forte qu’elle permettrait d’enrayer les terribles engrenages de la crise financière, de donner du travail aux industries d’armement et de spolier au passage les épargnants, par des impôts ou un rééchelonnement de la dette publique, au nom des soi-disant nécessités de la défense de la patrie en danger.

En particulier, les Etats-Unis, éloignés géographiquement des futurs champs de bataille, et qui n’ont presque plus besoin des sources d’énergie du Moyen-Orient ou de l’Asie centrale, jouent dangereusement avec une telle stratégie, qui peut les aider à dépasser leur crise financière, tandis que les imiter serait suicidaire pour les Européens, qui s’y laissent pourtant bêtement entraîner.

Pour que tout cela ne dégénère pas, il est urgent que l’Occident adopte avec les Arabes, les Turcs et les Russes la même attitude qu’à l’égard de l’Allemagne en 1945 : les considérer, ne rompre aucun contact, les maintenir dans les cercles du pouvoir, leur proposer des projets communs. En particulier, avec les Russes, il s’agit d’interrompre un boycott qui ne nuit qu’à l’Europe et les associer à l’effort de guerre contre un islam radical qu’ils affrontent tous les jours dans le Caucase.

La France pourrait, devrait, oser proposer un tel revirement de doctrine. Encore faudrait-il pour cela qu’elle ait le courage de rompre avec le suivisme des autres Européens, comme elle l’a fait en d’autres occasions, et de prendre la tête d’une géopolitique du respect, même au prix d’une provisoire solitude.

par Jacques Attali

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