Les gosses des années 1950 ont flashé sur une série interactive de chromos célébrant les » Gloires » du passé. Ils sont les cibles d’une ultime opération de propagande belgicaine magistralement conçue pour enflammer les imaginations.
Il ne faut pas être forcément schtroumpf, ou Diable Rouge pour faire fantasmer les Belges. Ambiorix, Godefroid de Bouillon, Charles Quint, Erasme, Vésale ou Albert Ier ont aussi fait tourner les têtes. Bien avant de se jeter sur les vignettes des petits hommes bleus ou des vedettes du ballon rond, les gosses et les ados se sont arraché d’autres » gloires » à coller dans des albums. Des » Gloires nationales » avec un grand G, car entrées dans l’Histoire avec un grand H.
Il y a quasi un demi-siècle de cela. Au temps où la Belgique grande et belle brillait de ses derniers feux. Où elle se remettait douloureusement de l’épreuve de la Seconde Guerre mondiale en cherchant le réconfort dans un romantisme patriotique et en se racontant de » belles histoires « . Cette Belgique des années 1950 vit alors, observent les historiens Hervé Hasquin et Paul Bertrand, » un ultime sursaut de nationalisme rétro. Le pays relève la tête et se cherche des titres de gloire « .
Une jeune société, Historia, décide de surfer sur la vague en proposant aux Belges une façon ludique de faire connaissance avec leurs » Gloires » du passé. Tout l’art consistera à faire durer le plaisir : 534 chromos historiques, à collectionner dans six volumes, s’obtiendront en échange de timbres à découper sur les emballages de produits. Les cafés Rombouts, le chocolat Meurisse, les sauces Devos-Lemmens, les biscuits Delacre ou encore la chicorée Pacha, se lancent d’entrée de jeu dans une belle aventure qui débute en 1949 pour s’achever en 1961.
L’invitation à remonter le temps est habilement pensée et conçue. De brèves légendes de sept à dix lignes, des textes simples liés à des dessins suggestifs et soignés, ces » scénettes » sont calibrées pour enflammer les imaginations. » La collection Nos Gloires présente un aspect visuellement très innovant, révolutionnaire même par rapport à l’édition scolaire contemporaine en Belgique « , souligne Paul Fontaine, spécialiste de l’Antiquité à l’Université Saint-Louis. Avant-gardiste, ce recours à l’interactivité : mué en chasseur d’images, l’enfant concourt à recomposer son propre passé.
De quoi faire le bonheur des écoliers et des enseignants, en quête d’une documentation scolaire accessible et autrement attrayante que des manuels d’histoire trop souvent rébarbatifs. La collection a tout pour plaire dans les chaumières, d’Arlon à Ostende. Des milliers de foyers, flamands et francophones, vont tomber sous le charme de cette » saga belgica » éditée dans les deux langues nationales.
Car l’entreprise n’est pas qu’un beau défi commercial et pédagogique. Elle constitue aussi une belle opération d’intoxication idéologique. » L’ambition non dissimulée est de stimuler un patriotisme fervent et rassembleur, associé à la loyauté envers la dynastie « , décode l’historien Claude Bruneel (UCL). A la manoeuvre, Hervé Hasquin identifie » un noyau de « patriotes » nostalgiques, très majoritairement catholiques, conservateurs, royalistes et « léopoldistes » « .
Aux côtés des illustrateurs Jean-Léon Huens et Auguste Vanderkelen, qui manient le crayon et le pinceau avec art et talent, un ecclésiastique foncièrement » belgicain » tient la plume. Habitué à rédiger des manuels scolaires, l’abbé Schoonjans n’a qu’une Bible : l’Histoire de Belgique du grand Henri Pirenne. Et un credo : » Pas d’amour de la patrie sans histoire de la patrie. Nous avons un grand passé car nous sommes un grand peuple. » Servi à longueur de vignettes, ce » nous » ne peut qu’emplir le collectionneur de fierté nationale.
» Notre sol « , » nos souverains, » nos régions « , » nos Gloires « . Le doute n’est pas permis : entre les Belges d’aujourd’hui et d’autrefois, le fil ne s’est jamais rompu. Les gosses émerveillés ne manqueront pas de retenir la leçon : » C’est par manque d’unité et d’esprit national que les Belges furent écrasés » par César au temps des Gaulois. » Godefroid de Bouillon parlait nos deux langues nationales. » Ce sont » d’innombrables Belges » qui sont partis à la première croisade, et » les Belges jouèrent le rôle le plus important » dans l’assaut et la prise de Jérusalem en 1099.
Gloire aussi au prolétariat flamand, qui a fait mordre la poussière à l’orgueilleuse chevalerie française dans la plaine de Courtrai. Car » c’est de la Flandre que partira l’unité de la Belgique « , et » Bruges sauva en 1302 l’indépendance de la Flandre et sans doute l’indépendance de la future Belgique « .
Prolifique Moyen Age, ainsi célébré sur un tiers de la collection. La période est manifestement digne d’intérêt, avec son peuple flamand et liégeois épris de liberté et de démocratie, avec » ces Flamands et Wallons unis dans un même sentiment de foi chrétienne « . Paul Bertrand, médiéviste à l’UCL, décode une telle marque d’attention : » Pour l’abbé Schoonjans, le XVe siècle, c’est le moment du passage du « peuple belge » du Moyen Age à l' »Etat belge ». »
Philippe le Bon, duc de Bourgogne, ne travaille-il pas alors à réaliser » l’unification de la future Belgique » ? Merci, les Bourguignons ! Sans doute l’un d’entre eux, Charles le Téméraire, s’est-il livré à l’odieux sac de Liège et de Dinant et a-t-il sur la conscience le massacre de 600 Franchimontois. Mais c’est parce que ces valeureux résistants avaient choisi le mauvais camp… français bien sûr.
Le bon abbé serait bien en peine de tresser pareilles louanges au sinistre Philippe II d’Espagne, qui fit tant de tort dans nos contrées au cours du XVIe siècle : le successeur de Charles Quint passe nettement moins bien la rampe que son célèbre père qui, lui, avait au moins le mérite d’être né à Gand et de s’être comporté en prince bourguignon. Alors que son tyran de fils, grand usager des services de l’Inquisition, n’avait rien qui puisse plaider en sa faveur : » Malheureusement, Philippe II avait été éduqué en Espagne et ne comprenait pas le caractère belge « , commente gravement l’abbé Schoonjans. Quoi de plus suggestif, pour mieux souligner ce triste profil de monarque » étranger « , que de le représenter vêtu de l’austère habit à la mode espagnole…
Des vicissitudes et des tourments, les Belges en ont vu d’autres au fil des siècles. Surtout lorsqu’ils se retrouvent, fin XVIIIe siècle, sous la botte des révolutionnaires français et de » leur idéologie nouvelle « , attaque l’abbé : » Cette idéologie se résumait dans les Droits de l’Homme. Et le premier de ces droits était la liberté. C’est pourquoi les conquérants plantèrent partout des » arbres de la liberté » surmontés du bonnet phrygien. Mais les Belges d’alors ne furent jamais dupes de ces belles promesses… » Une vraie calamité, » ces conquérants qui ne respectent rien « , se désole l’ecclésiastique. Ces vingt ans d’occupation française, le Belge les a subis le plus souvent reclus chez lui. » Jamais on n’a tant joué aux cartes qu’au début du XIXe siècle… « , relève le narrateur. Qu’attendre d’ailleurs de ces sans-culottes qui, le chromo fait foi, ne se séparaient jamais de la dive bouteille…
A côté de ces rustres français, les lointains envahisseurs germains des premiers siècles de l’ère chrétienne passent pour de vrais enfants de choeur. L’abbé Schoonjans est formel : » Dès la fin du IIIe siècle, les Francs se mirent en marche pacifiquement vers nos régions fort dépeuplées à cette époque ; ils s’installèrent lentement dans le nord de notre pays ; leur langue est devenue le flamand. » Rien à voir avec ces barbares et ces vandales aux incursions ravageuses. Sauf que le tableau est un peu trop idyllique pour être honnête, aux yeux de l’historien Paul Fontaine : » La collection Nos Gloires distille une version très édulcorée des relations avec les Germains. » Il faut y voir » la volonté de gommer tout ce qui pouvait contribuer à entretenir l’animosité entre les peuples, alors que l’heure était à la réconciliation après l’armistice de 1945 « .
Eviter les sujets qui fâchent, tel est le mot d’ordre. Tout ce qui dérange la concorde nationale et montrerait des Belges divisés est soigneusement évacué de la collection. Le passé national défile ainsi comme une success-story qui a conduit au happy end de 1830 : la Belgique surgit alors, enfin libre et indépendante, une et indivisible. Groupée autour de sa dynastie, les Saxe-Cobourg-Gotha, dynastie » librement choisie par la volonté du peuple belge, mûri par la longue expérience de sa vie d’Etat belge, et qui s’est proclamé Royaume de Belgique « , s’enflamme l’abbé Schoonjans.
A ce jeu-là, Léopold III tire admirablement bien son épingle du jeu. Le royal prisonnier de guerre, retenu au château de Laeken par ses geôliers allemands de 1940 à 1944, a visiblement su préserver son intégrité morale dans l’épreuve. Pas une illustration faisant allusion à sa rencontre avec Hitler ou à son remariage controversé avec Lilian Baels sous l’Occupation. Pas un chromo pour évoquer la libération des seuls prisonniers de guerre flamands par les Allemands. Pas une vignette consacrée aux profonds déchirements entre Wallons, Flamands et Bruxellois que provoque le retour de Léopold III sur le trône. Le collectionneur d’images retiendra de la version de l’abbé Schoonjans, avec quelle élégance le souverain malheureux a tiré sa révérence sous la pression de la rue : » De nouvelles élections donnèrent la majorité à la droite, et le 20 juillet 1950, le Roi fut rappelé. Il revint au pays. Alors, ses adversaires eurent recours à la force ; ils déclenchèrent des grèves et des émeutes. Devant une telle attitude, très noblement (sic), le Roi abdiqua. »
Aucune ombre au tableau belgiciste, et ce jusqu’en terre africaine où l’aventure coloniale mérite de l’abbé ce grand coup de chapeau : » L’effort des Belges au Congo fut admirable. Ils en ont fait la plus belle colonie du monde. Valoriser, moderniser, embellir, enrichir un pays sauvage, c’est bien. Civiliser un peuple, c’est mieux […]. »
L’ironie de l’histoire finit par s’en mêler : le dernier volume de la collection illustrée paraît en 1961, alors que le pays prend congé de son ère » belgicaine « . 1960 : fin de l’aventure coloniale. 1960-1961 : la grande grève qui annonce le fédéralisme wallon. 1962-1963 : adoption des lois linguistiques et fixation de la frontière linguistique. Au moment de faire leurs premiers pas, Nos Gloires ont prématurément vieilli, couchées sur ce qui devient rapidement » le testament en couleurs de la Belgique de « bon-papa ». » Le Musée royal de Mariemont en conserve précieusement des aquarelles originales.
Source : actes d’un colloque (Presses de l’Université Saint-Louis – Bruxelles) consacré en 2012 à la collection Nos Gloires par le Musée royal de Mariemont qui a acquis, en 2009, 305 aquarelles originales de la série.
P. Hx
» L’ambition est de stimuler un patriotisme fervent et rassembleur »
» Nos Gloires, testament en couleurs de la Belgique de bon-papa