Depuis quarante ans, l’artiste défend une peinture figurative qui mêle mythes et visions personnelles. Pour Le Vif/L’Express, il commente six des tableaux de la grande exposition d’été que lui consacre la Fondation Maeght. Autant de jalons d’un inlassable voyage intérieur.
Il est merveilleux de se perdre dans les énigmes de Gérard Garouste. Dès ses débuts, il a tourné le dos aux avant-gardes qui prédisaient la mort de la peinture. Et, depuis, il se collette avec la matière et l’esprit. Fils d’un antisémite condamné pour spoliation de biens juifs pendant la guerre, l’artiste a failli se perdre, happé par les vertiges de la folie. Mais, obsédé par ses images intérieures, il a cherché à comprendre le monde. Et est retourné à ses sources, en analysant mythes et textes sacrés. Sa peinture de virtuose, souvent extravagante, ne délivre pas de message. Elle questionne. Amuse parfois. Ce n’est pas un hasard si l’exposition que lui consacre la Fondation Maeght s’intitule En chemin. Elle retrace l’itinéraire d' » un voyageur, qui marche sans cesse, comme pour atteindre l’horizon « . En commentant six de ses tableaux, Gérard Garouste nous invite à lui emboîter le pas.
En chemin. Fondation Maeght, Saint-Paul- de-Vence (Alpes-Maritimes), jusqu’au 29 novembre.
Le tableau fondateur Adhara (1981)
» Ce tableau prend sa source dans un rêve. Une voix off me disait : « Dans la vie, il y a deux sortes d’individus, les classiques et les Indiens. » Intrigué, j’en ai parlé à mon ami Jean-Michel Ribes. Il m’a suggéré qu’il s’agissait d’un jeu de mots avec « cacique » qui, pour les conquistadors espagnols, désigne un chef indien. Du coup, mon rêve s’éclairait. Dans la vie, donc, il y a les classiques, esprits rigoureux, et les caciques, ceux dont on a un peu peur, qui sont un peu fous, les intuitifs. Ce rêve m’a poursuivi, parce qu’on a tous en nous ces deux côtés. J’ai représenté ces personnages. L’un tient un polyèdre, symbole de la raison. L’autre, les yeux bandés, jette des toiles en l’air. Mais chaque élément du tableau dessine en fait la constellation du Chien. Le polyèdre, par exemple, occupe la place de l’étoile Adhara. Je soulève ainsi la question du hasard : existe-t-il vraiment ou l’univers dépend-il de lois qu’on ignore ? L’animal, lui, est un chien psychopompe, celui qui accompagne les âmes. Ce tableau, exposé à New York en 1983, a été remarqué par Leo Castelli, le plus grand marchand de l’époque. Il a lancé ma carrière. »
L’importance des mythes Phlegyas, Dante et Virgile (1986)
» A mes débuts, j’étais perdu, Je me demandais comment aller plus loin que Duchamp et Picasso, les deux maîtres. Alors, plutôt que de m’intéresser à la forme du tableau, j’ai décidé de m’occuper du sujet. C’est grâce à la lecture de Roland Barthes que je me suis plongé dans les mythes. Et d’abord dans la mythologie grecque. J’ai découvert, par ce biais, La Divine Comédie, de Dante, d’où est tiré cet épisode : les deux poètes Dante et Virgile traversent le Styx dans la barque de Phlegyas. J’aime cette scène parce qu’elle évoque l’idée du passage sur une autre rive. Au commencement du récit, Dante se trouve dans une forêt obscure, puis il progresse à travers les différents cercles de l’Enfer, qui font penser à la tour de Babel, où, d’étage en étage, on arrive à des connaissances élevées. D’où l’intérêt des mythes et des textes sacrés. Ce n’est pas leur lecture au premier degré qui compte, c’est leur interprétation. Lorsque Freud se réfère à OEdipe, il ne s’occupe pas de savoir s’il a existé ou non. Ce qui compte, c’est l’inconscient que la légende lui permet de révéler. Dante nous fait réfléchir. Dans la vie, il est nécessaire de quitter son univers pour s’aventurer sur une autre rive. »
Le poids du père Caved (2007)
» Ce tableau met en scène l’une des nombreuses querelles qui m’ont opposé à mon père, avant notre rupture. Il renvoie à un événement précis, lié au sous-main que j’ai représenté entre nous deux. Un jour, comme mon père voulait se séparer de son bureau, je lui ai demandé si je pouvais le garder, en souvenir de mon enfance. Lorsqu’il m’a donné le sous-main, il m’a expliqué sa provenance : il l’avait récupéré dans un magasin Lévitan, où étaient entreposés des objets pillés chez des juifs. J’étais dévasté. Je me suis souvent interrogé sur le sens du cinquième commandement de la Bible, « Tu honoreras ton père et ta mère, et tes jours en seront prolongés. » Mais que faire lorsqu’on a eu pour père un salaud ? En apprenant l’hébreu, j’ai été ravi de constater que la racine du mot « caved » signifiait « honorer » et « lourd » à la fois. Car, du coup, cette phrase prenait un tout autre sens. Sa traduction pourrait être : « Ne sous-estime pas le poids de tes parents dans ton existence. Et tu pourras passer à autre chose. » C’est ce que j’ai réussi à faire. Mais il m’a fallu vingt ans de psychanalyse et plusieurs décennies de peinture. »
Les vertiges de la folie Chartres (2007)
» Je suis atteint d’une maladie maniaco-dépressive qui m’a souvent conduit dans les hôpitaux psychiatriques. Ce tableau raconte l’un de mes épisodes délirants. Je devais aller à la gare de Dreux, mais ma voiture m’a conduit à Chartres. C’était un dimanche. Je suis entré dans la cathédrale. Il y avait un mariage. J’ai traversé le labyrinthe dessiné par Villard de Honnecourt. Dans une chapelle, des fidèles priaient, j’ai pris les cierges et je les ai brisés. J’ai senti l’affolement autour de moi. Alors je me suis enfui. J’ai croisé des policiers et, le lendemain, j’étais enfermé à Sainte-Anne. C’est cette scène de folie que j’ai représentée. Lorsque j’étais enfant, j’étais nul à l’école, mais je savais dessiner, c’est ce qui m’a sauvé. Ce tableau illustre ma façon de m’exprimer en images lorsque les mots me manquent. »
Les fantasmes du peintre Dina (2005)
» Dans la Bible, Dina est une jeune femme qui n’obéit pas aux us et coutumes de son époque. Elle n’est pas mariée et défie l’autorité en s’aventurant loin de sa famille. On lui reproche d’être provocante. Comme on pouvait le craindre, elle est violée par un homme appelé « Epaule d’âne ». Comme j’aime procéder par association d’idées même si elles semblent n’avoir aucun lien, j’ai représenté cet homme sous la forme d’un âne, animal réputé, d’après certains contes, pour avoir un sexe démesuré. Ce tableau est donc une mise en scène du désir. Mais j’y ai aussi inséré une sorte d’autoportrait de mon oeil. Car il illustre aussi l’idée du peintre et de son modèle. Avec ses trois sexes et ses deux anus, cette femme incarne la sexualité débridée. C’est un bloc de désir. »
Les leçons du sacré Comment uriner du toit d’une maison (2015)
» Le Talmud procède toujours par métaphores. Dans l’un de ses passages, deux grands rabbins pissent du toit d’une synagogue. Parce que, selon la manière dont on urine, l’avenir du monde peut en être changé. Je leur ai donné les traits d’un cerf et d’un âne. Le premier incarne dans la Bible la sagesse ; c’est lui qui veille lorsque les biches dorment. Le second me rappelle les bonnets qu’on me faisait porter à l’école, mais c’est aussi un animal intuitif : ne dit-on pas que le plus sûr moyen de gravir une montagne est d’emprunter le chemin de l’âne ? Bien sûr qu’ils peuvent changer le monde. Mais de quel monde est-il question ? Les kabbalistes affirmaient que Dieu s’était retiré pour laisser l’homme libre. Et maintenant on s’aperçoit qu’avant le big bang il y a eu d’autres univers et que le nôtre, aujourd’hui, n’est peut-être qu’un parmi d’autres. »
Annick Colonna-Césari