C’est de nouveau la paralysie totale sur le chantier de la gare Calatrava de Mons. Les travaux sont suspendus. En cause : un sérieux litige entre Eurogare et la société Cordioli, en charge de la construction de la passerelle. Enquête en coulisse.
En septembre dernier, le bourgmestre Elio Di Rupo se réjouissait, dans la presse, de voir que le chantier de » sa » future gare avait bien repris. Et ce grâce à l’intervention d’un nouveau sous-traitant de l’entreprise italienne Cordioli. Cette dernière doit assurer la fabrication et le montage de la fameuse passerelle Calatrava devant relier les Grands Prés à la place Léopold, soit le vieux et le nouveau Mons. Ouf ! Les travaux reprenaient enfin, alors qu’ils n’avaient plus évolué au niveau de la passerelle depuis le printemps.
L’enchantement du maïeur n’aura été que de courte durée. En effet, depuis le 2 octobre, les travaux de la passerelle, soit le gros du chantier actuel, sont suspendus. Sur place, on peut constater que les lieux sont totalement déserts. Seul le vent d’automne agite l’immense grue de Pirson Montage SA, la société liégeoise qui devait reprendre l’assemblage de la structure métallique blanche de 4 000 tonnes. Pourquoi ce nouvel arrêt brusque ? Il semble, cette fois, que le litige opposant Eurogare et Cordioli est très sérieux. Entre le maître d’ouvrage et le maître d’oeuvre, c’est le dialogue de sourds.
On savait Cordioli confrontée à des problèmes de liquidités qui l’avaient empêchée de payer ses sous-traitants travaillant sur le chantier de la gare, lesquels s’étaient croisés les bras pendant plusieurs semaines. En mai dernier, l’entreprise italienne avait, par ailleurs, résilié le contrat qui la liait à la société de montage Cos.me de même nationalité, car celle-ci était jugée » défaillante » par Cordioli. Cet été, Cos.me a donc été remplacée par Pirson Montage, qui a installé ses grues sur le chantier et dressé l’inventaire des travaux entamés par son prédécesseur, avant de devoir s’interrompre début octobre et de voir, à son tour, son contrat résilié par Cordioli. Décidément, cela commence à faire désordre…
Impossible négociation
Décryptage. Les soucis de trésorerie de l’entreprise italienne expliquent sans doute que, depuis quasiment le début du chantier, les deux partenaires aient des positions différentes sur l’avancement des travaux et sur leur financement. Le marché public confié à Cordioli – la structure métallique transversale (passerelle) et la couverture longitudinale des quais – porte sur un budget de 35 millions d’euros. Selon le cahier des charges, Eurogare paie l’entreprise par tranche, en fonction de l’avancement des travaux réalisés. Il y a trois tranches : d’abord l’approvisionnement en tôles d’acier, puis la fabrication sur mesure, la peinture et le transport du matériel sur le chantier, enfin le montage (découpage, sablage, soudure, boulonnage…)
Pour Eurogare, ces phases sont indivisibles. » C’est très gênant « , nous dit-on chez Cordioli qui estime cette interprétation du cahier des charges trop restrictive vu les multiples étapes intermédiaires de chaque phase. Illustration : entre leur sortie de l’usine de Vérone et leur dépôt sur le chantier montois, les profilés métalliques, qui doivent être peints en blanc, passent par une société de peinture industrielle, à Strépy, payée par Cordioli. Les Italiens voulaient fractionner davantage les tranches. Ils demandaient, plutôt que d’attendre qu’une poutre finie arrive sur le chantier pour recevoir le paiement, qu’on procède à un inventaire, à date régulière, de ce qui est réalisé en atelier.
Cordioli avait également soulevé d’autres difficultés, comme le sous-dimensionnement du projet par Calatrava, ce qui entraînait des modifications de concept et donc des surcoûts d’acier. Autre sujet de désaccord : l’éventualité du paiement direct par la SNCB des sous-traitants principaux et stratégiques du maître d’oeuvre. Toutes ces questions empoisonnaient les relations entre les deux partenaires depuis l’automne 2014. Fin décembre, une réunion a permis de résoudre très temporairement les problèmes. Eurogare a consenti de payer des pièces non encore livrées et avancé 3,4 millions d’euros, ce qui a donné un peu d’oxygène aux Italiens. Pour éviter de devoir reprendre les mêmes discussions à chaque phase d’exécution des travaux, les parties ont convenu de se revoir pour négocier un modus operandi définitif.
Cette négociation n’a jamais abouti, voire même commencé, car, pour Eurogare, la reprise des discussions était conditionnée à une reprise immédiate et soutenue du chantier. Ce qui, pour Cordioli, était impossible tant que le projet n’était pas finançable de manière plus fractionnée. La société italienne a néanmoins engagé – signe de bonne volonté ou geste désespéré ? – la SA Pirson Montage, que la réputation de sérieux précédait. Mais, comme dit plus haut, l’implication de cet acteur liégeois aura été de courte durée.
Depuis lors, les relations entre Eurogare et Cordioli n’ont fait que s’envenimer. Au point que, début septembre, le premier a envoyé à la seconde un procès-verbal de constat de défaut d’exécution des travaux, la menaçant de recourir aux mesures d’office. Dans le cadre d’un marché public, il s’agit d’une sanction majeure lors d’un manquement dans le chef de l’adjudicataire : la sanction va de la résiliation pure et simple du marché à la conclusion d’un marché avec un entrepreneur tiers, pour compte de l’adjudicataire défaillant.
Le 2 octobre, la SNCB est passée de la menace aux actes, décidant de confier la partie » montage de la passerelle métallique » à une autre société (qui reste à désigner), aux frais de Cordioli, enjoignant cette dernière de ne plus mettre un pied sur le chantier, tout en précisant, par ailleurs, qu’elle restait responsable de la fourniture des pièces métalliques profilées et peintes. Quelques jours plus tard, Cordioli a décidé de suspendre l’exécution des travaux, donc la fourniture des pièces à monter. On en est là aujourd’hui. Le chantier est totalement bloqué depuis un mois et demi. A l’heure actuelle, les travaux de la passerelle accusent un retard d’au moins un an et demi au total.
Gagner du temps ?
Cela pourrait empirer. Car, désormais, on ne voit pas comment les protagonistes pourraient sortir de cette impasse autrement que par un règlement judiciaire, vu que la méthode » amiable » n’est plus à l’ordre du jour. Outre le temps perdu, cela risque de coûter cher à Eurogare : frais d’avocats, voire dommages et intérêts si Cordioli obtenait gain de cause. On se demande à quel jeu joue la SNCB dans ce dossier. Elle a sans doute perdu sa confiance à l’égard de l’entreprise italienne. Mais alors, pourquoi ne pas rompre l’entièreté du contrat ? Et puis, combien de temps prendra la procédure pour désigner un nouveau monteur ?
Par ailleurs, Eurogare semble faire preuve d’une certaine rigidité dans son interprétation du cahier des charges. Pourquoi ne s’est-elle pas montrée un peu plus souple par rapport à Cordioli ? Vu les restrictions budgétaires imposées par le gouvernement, la SNCB ne cherche-t-elle pas de cette manière à gagner du temps et à reporter les échéances du chantier de la gare de Mons, sans être fautive ? Autant de questions qui restent sans réponses. Chez Eurogare, on se contente de nous dire qu' » on travaille à une reprise du chantier « charpente métallique » dans le strict respect de la loi sur les marchés publics « . Seule certitude : la gare de Mons ne sera jamais terminée pour 2018, la dernière date avancée par la SNCB.
Par Thierry Denoël