Gare de Mons, gare maudite ?

Critiques, recours, difficultés dans les travaux, charge offensive de Jacqueline Galant… Depuis le début, le projet de la gare de Mons se voit sans cesse remis en cause. A tort ? A raison ? Victime de son gigantisme ? Enquête sur un chantier qui se forge dans la douleur.

Une heure, en tête-à-tête, autour d’un risotto de quinoa au Tocco d’Italia, rue de Nimy, à Mons. Lorsqu’il s’agit de parler de la gare, Elio Di Rupo prend le temps et y met les formes. Le projet lui tient très à coeur, c’est évident. A peine installé à table, avant même qu’on puisse lui poser la moindre question, il ouvre son ordinateur portable et fait défiler plans et images sur l’écran.  » Il faut bien comprendre qu’il ne s’agit pas d’une gare comme une autre, explique le bourgmestre PS. Ce ne sera pas une simple boîte à chaussures, mais un véritable lien entre l’ancien Mons et le nouveau, du côté des Grands Prés, avec le centre de congrès tout neuf, le cinéma, la piscine et bientôt, Ikea. Les deux parties de la ville sont séparées par une énorme balafre ferroviaire que la gare- passerelle, animée de ses commerces, va enfin colmater.  »

Balafre. Le mot-clé pour justifier le gigantisme de ce projet de la SNCB, mis en forme par l’architecte Santiago Calatrava. Une balafre d’une douzaine de voies, qui aurait fait de Mons, pendant des décennies, une victime des chemins de fer belges. L’argument vaut ce qu’il vaut. Il ne convainc pas tout le monde, à commencer par Jacqueline Galant (MR).  » La balafre ne perturbait personne jusqu’à ce que le PS et Elio Di Rupo en particulier négocient la gare de Mons, juge la ministre de la SNCB et de la Mobilité. Pour moi, ce n’est pas le rôle de la SNCB de financer de tels projets urbanistiques. On sort du ferroviaire.  » Depuis quelques semaines, une vision hérétique émerge au sommet du rail. La politique des grandes gares, dont les principales villes du pays ont profité depuis vingt ans, semble révolue. Le plan stratégique que Galant doit bientôt présenter au Parlement confirmera ce tournant.

La libérale a déjà donné le ton en répondant récemment à une question parlementaire :  » Si certaines villes veulent, dans le futur, faire de leur gare des cathédrales du XXIe siècle ou des mega shopping centers, elles devront compter sur leurs capacités à les cofinancer plutôt que sur leurs relais politiques au sein des entreprises publiques.  » Et vlan ! La ministre enfonce le clou en demandant que les marchés publics qui restent à passer pour la gare de Mons soient revus à la baisse. Il s’agit des ascenseurs, de l’électricité, du chauffage et surtout du parachèvement, soit près de 30 % du budget total prévu par la SNCB.  » Les montants sont énormes, nous déclare la ministre. Quand on construit une maison, on peut avoir des goûts de luxe, mais, si on a des problèmes financiers, on choisit autre chose que du marbre pour les sols !  »

Diplomatie inhabituelle

Par ailleurs, contrairement à ce qui a été dit, l’exécution des budgets pour les marchés déjà attribués, dont celui de la charpente métallique en forme de libellule géante, ne sera pas retardée. Voilà ce qu’assurent à la fois le ministère et Eurogare, le bureau d’études de la SNCB qui gère les projets de grandes gares. La charge de Galant n’en est pas moins offensive. Di Rupo a bien senti la menace. Il se montre extrêmement prudent par rapport au MR et à la ministre en particulier, dans ce dossier.

Lors du putsch à Lens qui a vu le PS local éjecter Isabelle Galant de son fauteuil de bourgmestre, il a carrément tiré d’embarras Jacqueline qui avait tenté par tous les moyens, y compris l’intimidation, de déjouer la motion de méfiance contre sa soeur (Le Vif/L’Express du 1er mai dernier).  » Je n’ai subi aucune pression de Madame Galant « , a juré Di Rupo. Le président des socialistes a néanmoins tancé Laurence Lelong, chef de groupe du PS lensois. Il se dit même contrarié par ce changement de majorité à Lens, qui profite pourtant à son parti (lire l’interview en page 50).

Cette diplomatie inhabituelle à l’égard de rivaux politiques indique qu’Elio Di Rupo est prêt à tout pour prémunir le chantier de la gare de nouveaux couacs, surtout que la fin des travaux est sans cesse reportée. On parle désormais de 2018. La Ville et la SNCB ont longtemps tablé sur 2015, l’année culturelle européenne à Mons. Logique. Mais, depuis le début, rien n’a vraiment tourné rond dans ce projet. A Eurogare, on pointe surtout les recours introduits contre la future gare.

 » Il y en a eu huit en tout. Je crois que, sur les 37 grandes gares en rénovation du pays, celle de Mons a battu tous les records. On a perdu au moins dix-huit mois « , affirme Vincent Bourlard, le patron de la filiale SNCB. Et l’arme wallonne du DAR (décret d’autorisation régionale) n’a finalement servi à rien puisque, fin 2012, cette procédure d’exception, visant à épargner les gros dossiers urbanistiques de recours excessifs, a été annulée par la Cour constitutionnelle. Six mois après le vote d’un DAR protecteur pour la gare de Mons, de nouveaux recours ont donc pu être introduits.

Cette hostilité de citoyens montois paraissait cependant prévisible. D’abord parce que, dans un pays aussi peuplé que le nôtre, le phénomène Nimby (pas dans mon arrière-cour) a pris des proportions énormes. Ensuite, parce que le projet architectural a progressivement évolué vers la destruction de l’ancienne gare de Mons au profit d’une nouvelle gare-passerelle, ce qui n’était pas prévu au départ, en tout cas au moment du concours officiel d’architecture devant jury, en 2006. La résistance la plus tenace était d’ailleurs le fait d’une association de sauvegarde de la gare, réunissant des historiens et des architectes montois.

 » Di Rupo planait  »

Et puis, le budget a, lui aussi, évolué avec la révision des plans : de 37 millions d’euros, en 2006, il est passé à 253 millions aujourd’hui, soit le budget le plus élevé dans le sud du pays après la gare de Liège, alors qu’en nombre de voyageurs par semaine, la gare de Mons arrive loin derrière la plupart des villes wallonnes. La plus grosse partie provient de la SNCB (144 millions) et d’Infrabel (70 millions), la SRWT finançant 30 millions pour les quais des bus TEC et la Ville de Mons 10 millions d’euros (via des fonds européens Feder) pour l’aménagement des places de chaque côté de la passerelle. Un tel montant – qui a déjà fait couler beaucoup d’encre – ne pouvait qu’offusquer une bonne partie de l’opinion.

Malgré tout, Elio Di Rupo a longtemps semblé sûr d’un assentiment unanime autour de son projet.  » C’était au point que lors d’un conseil communal de fin 2011, il a affirmé que la procédure DAR ne serait même pas nécessaire pour la gare, se souvient Savine Moucheron, conseillère CDH. A l’époque, rien ne lui résistait. C’était même avant qu’il devienne Premier ministre. Il planait, il obtenait tous les fonds, tous les subsides pour Mons future capitale culturelle européenne.  » En outre, en 2009, lors de la formation de l’équipe PS-CDH-Ecolo à la Région wallonne, Di Rupo s’était assuré du soutien des verts qu’il sentait réticents : de source bien informée, la gare de Mons est même le premier dossier que le PS a mis sur la table lors des négociations pour la formation du gouvernement Demotte II.

Outre les recours, le chantier lui-même est confronté à des difficultés. Fin 2006 déjà, la démolition du tri postal à côté de l’ancienne gare s’est avérée plus dure que prévu, tant le bâtiment contenait de béton armé. Pire qu’une centrale nucléaire ! Aujourd’hui, le gros oeuvre – 80 000 m3 de béton, deux parkings souterrains de 500 places -, réalisé par l’entreprise Dherte-DeWaele, est quasi terminé. Le plus délicat est à venir : le montage de la charpente métallique qui va relier la place Léopold et les Grands Prés, et couvrir les voies, soit 7 000 tonnes d’acier.

Pour cette charpente, la société italienne Cordioli, à la manoeuvre, a été confrontée à d’importants problèmes de liquidités, qui l’ont empêchée de payer ses sous-traitants, lesquels se sont croisés les bras plusieurs semaines. Mais ce n’est pas tout. Selon nos informations, il y a eu des divergences entre Calatrava, Cordioli et Seco, le contrôleur indépendant de la construction, sur l’épaisseur de la poutrelle principale et des supports de la charpente. Après des semaines de discussion, l’architecte a finalement revu ses plans. Cordioli a aussi dû se séparer du monteur de la charpente, car pas à la hauteur, et en trouver un autre. Bref, l’un dans l’autre, ces couacs ont déjà engendré six mois de retard sur le chantier. Vincent Bourlard ne confirme pas ces informations.  » De toute façon, je n’ai aucun commentaire à faire sur les entrepreneurs avec qui nous travaillons « , signale-t-il.

2018, année électorale

On n’est pas à l’abri d’autres imprévus. Calatrava, dont l’étoile a pâli ces dernières années, est connu pour ses dépassements importants de délais, de budget et quelques problèmes de conception. Exemple : les travaux pour son pont controversé de Venise ont duré six ans au lieu de dix-huit mois. Plusieurs marches, à 7 000 euros pièce, ainsi que la grande plaque centrale ont déjà dû être remplacées car elles étaient trop glissantes. A Oviedo, en Espagne, l’architecte catalan a été condamné à verser 3,2 millions d’euros pour des défauts de construction du nouveau palais des congrès. Son chantier de Ground Zero, à New York, accuse six ans de retard et le budget est passé de 2 à 4 milliards de dollars. Sans parler de la gare des Guillemins, à Liège, qui a crevé les budgets et dont les travaux ont duré neuf ans.

La ministre Galant pointe également des soucis de coordination entre Infrabel et la SNCB, sur le chantier.  » J’ai déjà dû réunir plusieurs fois tout le monde autour de la table à propos de la gare de Mons « , soupire la libérale. Bref, pour certains observateurs, le nouveau délai de 2018 sera difficile à tenir.  » Non, non, assure Bourlard, péremptoire. Ce sera bien 2018.  » Cette année-là, se tiendront des élections communales. Quid si la gare n’est pas terminée ? Di Rupo ne veut pas en entendre parler (lire l’interview en page 50). L’opposition, elle, s’en donnera à coeur joie.  » Le bourgmestre adaptera sa communication, avertit Savine Moucheron. Il se mettra, comme toujours, à l’abri des structures existantes. Pour les difficultés de Mons 2015, c’est la Fondation qui est responsable. Pour la gare, c’est la SNCB. Alors qu’on sait que toutes les décisions dépendent de lui…  »

Du côté d’Ecolo, Manu Disabato est plus nuancé :  » Je ne sais pas si ça lui coûtera énormément de voix, si la gare est toujours en chantier. Mais ce sera une difficulté. On sait que ce genre de chantier est très long. C’est comme pour Liège : personne n’a annoncé dès le départ que ça prendrait huit ou neuf ans, ni que ça coûterait près d’un demi-milliard, sinon c’eût été inacceptable. Elio répète qu’il faut souffrir pour être belle. On risque de souffrir longtemps !  »

Pour le MR, qui siège dans la majorité locale, la situation est plus schizophrénique. A Mons, les libéraux ont toujours soutenu le projet Calatrava, tout comme au sein de la SNCB. A la Région, ils se sont opposés au décret DAR de la gare de Mons. Et, désormais, la ministre Galant sort les griffes.  » Pour moi, investir autant d’argent dans les grandes gares n’était pas nécessaire, mais, à partir du moment où la décision a été prise pour toutes les villes, il fallait que Mons en soit « , tricote Georges-Louis Bouchez. L’échevin MR des Finances n’en attend pas moins les élections de 2018 en salivant.  » Ce sera le scrutin le plus intéressant depuis que Di Rupo occupe le maïorat, estime-t-il. Bien sûr que la gare sera un enjeu, tout comme la pérennisation de ce qui a été lancé en 2015 : le centre de Congrès, le parc hôtelier, l’année culturelle, etc.  »

François Schreuer, coordinateur de l’asbl Urbagora qui alimente le débat urbain à Liège, a suivi de près la métamorphose des Guillemins.  » Pour des chantiers de cette envergure, il n’est pas si anormal d’avoir beaucoup de retard, juge-t-il avec recul. Le plus gênant, ce sont les choix budgétaires qui sont faits, au détriment des petites gares. Pourtant, à peine quelques millions suffiraient à faire vivre des gares fort fréquentées comme Bressoux et Chênée, dans le grand Liège, ou celles de Frameries et Quévy, qui ont été fermées, près de Mons.  » C’est ce modèle de la SNCB privilégiant quelques grandes gares relayées par des trains rapides qui semble désormais remis en question par la ministre Galant. Mais celle-ci aura-t-elle la latitude d’inverser la vapeur ? Les chantiers commencés devront de toute façon être terminés.

Di Rupo aime répéter que Mons et Malines étaient les deux dernières villes n’ayant pas vu leur gare rénovée, alors que c’était prévu depuis vingt ans. Fallait-il cependant voir aussi grand ? D’autant que le maintien du Thalys à Mons, actuellement suspendu pour cause de sécurisation des voies, semble plus qu’incertain. Jacqueline Galant tranchera dans son plan stratégique. Or, à l’origine, les grandes gares cathédrales avaient été imaginées pour accueillir le TGV. C’était le cas à Liège, à Anvers. A Malines aussi. Si Mons perd le Thalys, ce sera un coup du sort supplémentaire.

Par Thierry Denoël

La gare de Mons, premier dossier mis sur la table par le PS lors de la formation du gouvernement Demotte II

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