Fureur magistrale

La plus célèbre mère infanticide sévit à nouveau à La Monnaie. Démythifiée par Krzysztof Warlikowski, Médée, de Cherubini, est aussi déjantée qu’effroyable.

Sur fond d’airs sixties (genre Moody Blues, Procol Harum…), des vidéos floues d’épousés de jadis, tout à leur joie intimidée, défilent en boucle sur l’écran géant qui obture la scène de La Monnaie. Le spectateur qui prend place les a-t-ils seulement remarqués ? Il y a là, côté jardin, deux jeunes garçons en costume beige, qui semblent tuer le temps… Voici les fils de Jason et de Médée : dans cent quatre-vingt minutes, entracte compris, cette dernière n’hésitera pas à les passer au fil des lames de ses ciseaux. Pour l’heure, quand se lève le rideau, ils sont encore là, les gamins, témoins des préparatifs du mariage qui unira bientôt leur père, en deuxièmes noces, à Dircé, blanche et tremblante colombe qui sent bien qu’un truc  » cloche « , dans ce palais à Corinthe.  » Médée est morte, et si elle ne l’est pas, elle est morte pour moi  » a beau lui répéter Jason – phrase si cruelle aux oreilles des enfants, qui poussera l’un d’eux à frapper sans succès leur père. Ce Jason est un colosse tatoué, à l’£il brillant, au bracelet de cuir clouté. Il porte des dreadlocks… Années 1960 ? 1970 ? Néons crus, ambiance lounge et mojito (reflets menthe et citron), la scène de La Monnaie baigne dans un halo décadent démodé. Ça fume beaucoup, mais c’est l’époque, sans doute, qui l’exige, ou la nervosité des convives : derrière l’insouciance feinte de cette alliance risquée, ils sont tous à cran. Et elle a peur, Dircé, oui, elle a peur. A raison, car voici que surgit Médée, qu’on n’attendait pas. Moulée dans une robe noire en latex, choucroute de jais sur la tête, la furie vient tenter de récupérer son homme…

Il suffit que Krzysztof Warlikowski, le génial rénovateur du langage théâtral européen, s’empare de Médée, de Luigi Cherubini (1797), pour que l’un des plus grands mythes grecs passe à la moulinette. Le metteur en scène polonais a en effet réécrit en langage très actuel les récitatifs ennuyeux présents dans le livret d’origine. C’est direct ( » Bordel ! « ) mais, étrangement, ça fonctionne : en marquant si nettement le hiatus entre notre époque et celle du compositeur, Warlikowski démontre combien la tragédie d’Euripide est restée miraculeusement proche de nous.

Vengeance

Face à son rasta de mari (le ténor austro-américain Kurt Streit), une Médée très Amy Winehouse (la soprano allemande Nadja Michael) va donc souffler le chaud et le froid, le raisonnable et l’irrationnel, durant tout l’opéra. Les suppliques, les menaces, la pitié, la séduction, la rage, les sarcasmes, les chantages, les minauderies de chatte puis les feulements de tigresse, elle aura tout essayé, en vain. A bout d’arguments, que sonne alors l’heure de la vengeance, qui a donné son nom, en psychiatrie, à un terrible complexe (celui qui décide une femme bafouée à tuer ses petits, pour en châtier durablement leur père).  » N’ayez pas peur de votre maman, elle est juste triste… « , murmure la redoutable Médée, à ses fistons en liquettes et caleçons blancs, si vulnérables. Pour le public belge, Geneviève Lhermitte n’est pas loin… Et l’on sait gré à Warlikowski d’avoir épargné la présentation du pire, tant il est rude.

On ne verra donc pas Médée, copieusement imbibée, percer le corps des gamins. Elle rangera simplement leurs vêtements sanglants dans la lingère. Au milieu d’une horreur si savamment orchestrée (les mouvements tip top de la chorégraphe Saar Magal), la musique de Cherubini verse du baume au c£ur : au diapason des passions, sous la baguette de Christophe Rousset (à la tête de son propre ensemble, Les Talens lyriques), elle reste, de l’ouverture au final, prodigieusement consolante. l

Médée, reprise à La Monnaie, à Bruxelles, de la production de 2008. Jusqu’au 22 septembre. www.lamonnaie.be

VALÉRIE COLIN

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