Calvaire révèle le talent fou d’un jeune cinéaste belge, Fabrice du Welz, au style inspiré pour narrer une sombre et inquiétante histoire de séquestration
(1) Devenu aussi le chef-opérateur de Gaspard Noé, qui l’engagea pour Irréversible après avoir vu son travail sur le court-métrage de Fabrice du Welz.
Si on lui avait dit, lui le chanteur de charme pour vieilles dames, le crooner des homes, qu’un aubergiste fou le prendrait pour sa femme et l’affublerait d’une robe pour en faire sa chose, il n’en aurait rien cru ! Pourtant, au détour d’un trajet dans la forêt des Fagnes, Marc Stevens s’est vu offrir un aller simple vers l’enfer. Un temps trop méchant pour conduire, un hôte trop aimable pour ne pas cacher quelque chose, un kidnapping plus loin et le désespoir de n’en jamais sortir est venu habiter l’artiste à la petite semaine, dont la disparition ne suscite d’émoi chez personne et qui se retrouvera seul, confronté à un psychopathe et à un voisinage guère plus rassurant, en fait plus inquiétant même, si cela peut être imaginé…
Massacre à la tronçonneuse, Délivrance, Buñuel et… André Delvaux : les références qui peuvent traverser l’esprit en découvrant Calvaire ne sont pas des moindres, et expriment la nature plus qu’intéressante de la démarche de son jeune auteur, le Belge Fabrice du Welz : offrir au public un vrai film d’horreur, avec son pesant de chocs et de frissons, tout en l’investissant d’une ambition artistique passant par le style, l’audace et l’originalité. Ce n’est pas un hasard si Calvaire fut invité, au mois de mai dernier, à connaître sa première dans le cadre prestigieux du Festival de Cannes, là même où s’étaient déjà révélés auparavant Jaco Van Dormael, Alain Berliner et la bande de C’est arrivé près de chez vous. Du Welz est sans nul doute de cette belle lignée d’excentriques made in Belgium, à la différence près que son amour du cinéma de genre pourrait lui permettre d’attirer, dans son univers d’auteur assurément personnel, un vaste public qui boude généralement et malheureusement le meilleur cinéma belge francophone.
Cinéma » bis »
C’est adolescent que Fabrice du Welz, né en 1972, découvrit le film qui allait changer sa vie, le terrifiant et très » trash » Massacre à la tronçonneuse de Tobe Hooper. Ce film d’horreur ultra-réaliste narrant û à partir de faits authentiques ! û la rencontre d’un petit groupe de jeunes avec une famille de Texans cinglés, meurtriers et cannibales, eut un profond impact sur un gamin qui se sentait depuis l’enfance attiré par le fantastique, le gothique et l’épouvante. » Comme j’avais été mis en pension très tôt, dès l’âge de 7 ans, j’avais un » marché » avec ma mère, selon lequel j’avais droit à mon retour, chaque week-end, à une cassette vidéo, se souvient du Welz. Et, comme elle me laissait libre de choisir, je prenais presque toujours des cassettes d’horreur… C’étaient les années 1980, l’explosion du » gore « , de Dario Argento, du cinéma » bis « . Et je m’en suis donné à c£ur joie ! Ma mère ne s’inquiétait pas trop, car j’avais avec tout ça un rapport très décomplexé, amusé. Jusqu’au jour où j’ai vu Massacre à la tronçonneuse ! Celui-là, je l’ai pris dans la tronche d’une manière incroyablement forte. Un vrai traumatisme, dont je me souviens avec une précision sidérante… »
Marqué par cette expérience radicale, le jeune Fabrice décida de découvrir dans la foulée Hitchcock et Buñuel, maîtres subversifs d’un suspense et d’une » poésie macabre » dont l’influence assumée, remarquablement » digérée « , se retrouve aujourd’hui dans Calvaire. Des études de comédien au Conservatoire d’art dramatique de Liège, puis de réalisation à l’Insas, à Bruxelles, pavèrent le chemin vers le passage derrière la caméra, que concrétisa pour la première fois, en 1999, le court-métrage primé Quand on est amoureux, c’est merveilleux. Du Welz fit également ses armes dans l’écriture de séquences humoristiques pour Canal + ( La Grande Famille, Nulle part ailleurs), mais c’est forcément dans l’horreur que devaient se faire ses grands débuts cinématographiques.
» Au départ, j’ai eu l’idée d’un film avec deux personnages masculins dont l’un prendrait l’autre pour sa femme « , explique le jeune réalisateur, dont le plaisir à défier les tabous peut sans doute trouver sa source dans une éducation catholique » à l’ancienne « , qu’il dit » avoir rejetée » tout en reconnaissant qu’elle l’a » durablement imprégné « , au point de » nourrir aujourd’hui encore un film comme Calvaire, qui est truffé d’échos païens à la religion… « . Subversif, le film l’est assurément, par la manière dont il questionne par exemple la sexualité, les déviances (dont la zoophilie dans une séquence rappelant le sulfureux Vase de noces de Thierry Zeno), et jusqu’à l’équilibre mental de personnages tous peu ou prou » dérangés » et dérangeants.
Laurent Lucas ( Harry, un ami qui vous veut du bien) et Jackie Berroyer ( Encore) sont entrés à merveille dans le jeu proposé par Fabrice du Welz. Le premier affichant ce qu’il faut de » louche » pour ne pas inspirer d’empathie trop grande, le second montrant assez de traits rassurants pour piéger d’autant plus violemment sa victime… et le spectateur avec elle. L’apport de ces comédiens, et celui de Philippe Nahon (le boucher misanthrope de Seul contre tous), l’acteur fétiche de Gaspard Noé, dans un rôle dont nous vous laissons la surprise, sont pour beaucoup dans la réussite de Calvaire. Tout comme l’est aussi, et peut-être surtout, le travail exceptionnel du directeur de la photographie Benoît Debie (1), dont les images superbes s’inscrivent idéalement dans le projet de mise en scène de du Welz. » Le film commence comme une séquence documentaire à la Strip-Tease, commente le réalisateur, pour évoluer progressivement vers une forme de plus en plus contrôlée, ouvrant les portes entre réel et rêve, jusqu’à finalement confiner à l’abstraction. Les lumières basses, contrastées de Benoît étaient indispensables pour atteindre ce que j’imaginais, dans ce décor des Fagnes tout à la fois magnifiques et inquiétantes… »
Grand écart
» Je ne déteste rien de plus que cette prétention intellectuelle qui pousse certains à rejeter les genres populaires « , déclare Fabrice du Welz. » Moi, j’arrive très bien à faire le grand écart entre Jess Franco et Kurosawa, entre le » bis » le plus viscéral et l’art le plus élevé. J’espère que Calvaire reflète ce goût tout à la fois des sensations basiques, du pur plaisir au premier degré, et d’une certaine ambition artistique. » En évoquant tout à la fois Massacre à la tronçonneuse et û dans une scène de café proprement extraordinaire û Un soir un train, d’André Delvaux (un cinéaste que du Welz admire follement), le premier long-métrage du jeune cinéaste belge incarne de manière singulière cet appétit multiforme d’images fortes et organiques, de terreur mais aussi de beauté. » J’ai envie de faire des films agressifs et poétiques ! » clame celui que le talent déjà épanoui dans Calvaire devrait signaler à l’attention non seulement des amateurs de cinéma fantastique mais aussi des cinéphiles sensibles au style, à l’originalité d’une démarche empruntant la voie du film de genre pour mieux la transcender.
Si Calvaire engendre nécessairement une impression de profond malaise (un peu comme le font ceux d’un David Lynch), s’il contient des scènes perturbantes, il offre aussi de vrais bonheurs formels, des émotions prenantes, une invitation au voyage menant au-delà des interdits et des images convenues, vers une expérience humaine et esthétique intense. Le cinéma belge a engendré avec Fabrice du Welz un nouveau rejeton aussi doué qu’inclassable. Puisse le public, cette fois, reconnaître cet avènement, lui qui boude avec une persistance navrante les exploits de ces enfants brillants et rebelles, applaudis ailleurs et si souvent négligés ici…
Louis Danvers