François Schuiten : Paris au XXIIe siècle

Hommage appuyé aux utopistes et visionnaires de la fin du XIXe siècle, Revoir Paris, la nouvelle BD de François Schuiten et Benoît Peeters, explore un futur ancré dans le réel. Plongée, en exclusivité, au coeur de la Ville Lumière du siècle prochain.

Surprendre leurs lecteurs, voire les désorienter, est le péché mignon du duo François Schuiten-Benoît Peeters. A de nombreuses reprises depuis les Murailles de Samaris, publié il y a plus de trente ans, la cohérence des Cités obscures, le cycle qui a fait leur renommée, a été mise à rude épreuve par des ruptures de style, d’ambiance ou de technique graphique et narrative : aller-retour entre noir et blanc et couleur, entre BD à part entière et album-guide, entre fantastique et préoccupations urbaines, entre rigueur froide et touches d’humour ou d’ironie, entre cités imaginaires (Urbicande, Calvani, Mylos, Alaxis…) et d’autres inspirées du réel (Brüsel, Pâhry…).

Novembre 2014 marque une rupture supplémentaire : Revoir Paris, le nouvel opus du dessinateur bruxellois et du scénariste parisien, ne fait pas partie du cycle des Cités. Si c’était le cas, ils auraient titré l’album Revoir Pâhry, conformément à la géographie de l’univers parallèle qu’ils ont élaboré. Leur nouvelle bande dessinée, dont Le Vif/L’Express publie, en primeur, plusieurs extraits dans ces pages, relève de la science- fiction, plus exactement du récit d’anticipation.  » Nous cacher derrière l’univers des Cités obscures nous aurait fait retomber dans nos vieux réflexes et, surtout, nous aurait privés d’un regard différent sur la ville « , justifie Schuiten, qui nous reçoit dans son grenier-atelier, à quelques centaines de mètres de la gare de Schaerbeek.

 » J’aime les ruptures, convient le dessinateur. Avec Benoît, nous avons toujours conçu des albums ou doubles albums autonomes. On doit pouvoir les lire sans connaître nos autres BD. Des lecteurs déçus par les discontinuités me disent que je n’ai pas le droit de les perturber ainsi. Mais, avec le recul, nos projets finissent en général par susciter l’adhésion.  » De même, Schuiten et Peeters ont renoncé, dès le début de leur collaboration, à imposer des héros récurrents, élément-clé du succès de la plupart des séries BD.  » Ce parti pris cumule de nombreux inconvénients, reconnaît le Bruxellois : à la fin d’un album, j’ai enfin le personnage bien en main et je dois déjà l’abandonner ! En revanche, ce choix nous oblige à tout remettre à plat à chaque histoire. Du coup, le lecteur n’est pas pris en otage et le lien devient l’univers créé.  »

Deux ans et quatre mois de travail

Des premières esquisses au bouclage du nouvel album, deux ans et quatre mois se sont écoulés. Schuiten confie avoir consacré tout l’été dernier, à raison de dix heures par jour, à la finalisation du premier tome de Revoir Paris, qui devait être impérativement achevé avant l’ouverture de l’exposition parisienne éponyme, fixée au 20 novembre prochain (lire l’encadré en page 74).  » Le directeur de la Cité de l’architecture, où se tient l’expo, avait fixé un délai un peu court pour moi, avoue l’auteur. Je n’ai pas levé la tête pendant des semaines. J’ai terminé les planches et la préparation de l’expo complètement épuisé.  » Faute de temps, le dessinateur n’a pu réaliser son projet initial de publier en un seul album la totalité du récit. Mais il se console :  » L’existence d’un second tome, dont je n’ai pas encore dessiné une seule page, nous permettra d’aller plus loin, de développer notre vision de Paris au XXIIe siècle. Nous avons déjà une idée très précise de la fin du récit, mais il n’est pas exclu que cet épilogue puisse évoluer.  » Un regret : l’histoire a peu avancé au terme du premier tome, qui laisse le lecteur aux portes de Paris.

Plus encore que pour ses albums précédents, Schuiten le perfectionniste a surveillé le processus d’impression :  » J’ai passé trois jours à l’imprimerie et me suis rendu chez le fabricant de papier. Comprendre les étapes de la fabrication d’un livre nourrit mon travail de dessinateur.  » D’un album à l’autre, sa technique change :  » Cette fois, les couleurs à l’acrylique et au crayon ont été ajoutées au trait en noir et blanc, préalablement imprimé sur papier non blanchi. Un gros boulot, d’autant que je n’ai pas de coloriste. On me dit que travailler ainsi est stupide, mais j’aime prendre mon temps, entrer dans la mémoire du papier.  » Pour Revoir Paris, la couleur s’imposait, estime-t-il :  » Il fallait donner aux planches une chaleur et un  »goût » de fruit. Une séquence se déroule dans le jardin luxuriant du vaisseau interplanétaire en route pour Paris.  »

Les auteurs imaginent que les engins spatiaux de demain devront comporter des espaces réservés aux potagers et vergers, afin de conserver longtemps les matières organiques.  » Dans la BD, ce jardin botanique instable rend vulnérable le Tube, le vaisseau qui se rend sur Terre, raconte Schuiten. Il se dérègle facilement si on ne le surveille pas. Cette description répond à notre souhait d’éviter les clichés de la science-fiction, avec ses technologiques futuristes. Ce terrain-là, occupé par des dessinateurs et cinéastes américains fabuleux, n’est pas le mien.  » Le vaisseau imaginé par Schuiten et Peeters décolle de l’Arche, une colonie spatiale créée par un groupe d’anciens Terriens. On en découvrira l’aspect dans le second tome. Cette micro-Terre est prévue pour quelque 30 000 personnes, population considérée comme suffisante pour assurer la reproduction humaine, selon les théories futurologiques dont les auteurs se sont inspirés.

Une utopie pas très angélique

Le Paris du XXIIe siècle décrit par Schuiten est une  » ville-monde  » qui s’étend jusqu’au port du Havre. Des thèmes qui sont chers à l’auteur se retrouvent dans le récit : décadence de la société industrielle, dérèglement climatique, concentration des fleurons du patrimoine architectural à des fins touristiques… On est loin d’une vision idéalisée de la ville de demain.  » Le pire de l’utopie, c’est quand elle se veut angélique, estime l’auteur. Pour être puissante, l’histoire doit être pleine de contrastes. Elle doit comporter des aspects séduisants et très noirs.  » Le Paris de 2156 est un futur ancré dans le réel, mais aussi un hommage aux utopistes et visionnaires de la fin du XIXe siècle, en particulier Albert Robida. Ses machines volantes fascinent Schuiten de longue date et figurent, en songe, dans les première pages de Revoir Paris.

Comme dans les albums La Douce et L’Enfant penchée, une jeune fille a servi de modèle pour donner vie à l’héroïne du récit. Kârinh, la jeune eurasienne qui se rend sur la Terre, a les traits de Linh-Dan Pham, une actrice franco-vietnamienne vue dans Mr Nobody, le film de Jaco Van Dormael, sorti en 2009.  » Je suis incapable d’inventer la délicatesse d’un geste, la sensualité d’un corps, le détail d’un regard, dévoile le dessinateur. Pour créer mon personnage, j’ai fait des centaines de photos de la comédienne. J’évite ainsi de répéter les mêmes attitudes, un tic des auteurs de BD.  »

Omniprésente dans l’album, Kârinh est une jeune fille à la dérive. Au début du récit, elle met en danger la mission dont on l’a chargée. En cause : son addiction à une substance qui la plonge de plus en plus longtemps dans ses fantasmes parisiens, alimentés par ses lectures d’auteurs utopistes.  » En quête d’une nouvelle existence, elle agit en réaction à la société de l’Arche, la colonie spatiale qui ne la comprend pas, explique l’auteur. Personnage complexe et fragile comme je les aime, c’est une « utopiomane ».  »

Le double sens du titre

Revoir Paris, c’est aussi le titre d’une chanson de Charles Trenet, sortie en 1947. Ses paroles ne sont pas sans résonances dans le récit de Schuiten et Peeters :  » Revoir Paris, Un petit séjour d’un mois, Revoir Paris, Et me retrouver chez moi, Seul sous la pluie, Parmi la foule des grands boulevards… Ou ma mère m’attend, les larmes aux yeux… «   » C’est une belle chanson, pleine d’émotion, enchaîne le dessinateur. Ce titre, Revoir Paris, a nourri tout l’album, à partir d’une idée qui nous occupe depuis de nombreuses années. Il a un double sens : pour l’exposition, c’est « re-voir » Paris, réinventer la capitale française ; pour la BD : c’est le désir de revenir à Paris.  »

Schuiten lui-même connaît bien la Ville Lumière. Il s’y est rendu souvent dès la fin des années 1970, à l’époque de Métal Hurlant, dans lequel sont sorties ses premières histoires. Le  » petit Belge  » se sentait alors très provincial parmi l’équipe ultrabranchée et déjantée du magazine. Bien plus tard, en 1994, le scénographe a aménagé la station de métro Arts et Métiers, considérée comme la plus étonnante du réseau parisien. De même, le dessinateur a illustré une édition de Paris au XXe siècle, roman d’anticipation retrouvé de Jules Verne, écrit en 1862, et qui peint la capitale française en 1960. En 2009, il a conçu une vision métaphorique du projet d’aménagement du Grand Paris, à travers un ensemble d’illustrations, qui seront présentées, pour la première fois, dans l’exposition Revoir Paris, inaugurée ce 20 novembre.  » Pour autant, jusqu’ici, je n’avais jamais travaillé de façon frontale sur Paris, remarque-t-il. Pour ressentir la ville de l’intérieur, viscéralement, j’y ai passé huit mois. J’y ai pris des photos, j’y ai fait des croquis. Je ne peux parler que de ce que j’ai vécu en profondeur. L’album sur la « type 12″, il y a deux ans, je l’ai fait parce que cette locomotive aux lignes fascinantes m’obsédait. Elle sera la star de Train World, le musée du train de la gare de Schaerbeek, dont j’achève la scénographie.  »

Les BD de Schuiten et Peeters sont aujourd’hui traduites dans une douzaine de langues, soit au total près de 1,5 million d’albums vendus. De belles éditions de l’oeuvre sont réalisées au Japon et L’Enfant penchée, 6e album des Cités Obscures, publié chez nous en 1996, vient de sortir aux Etats-Unis. Le temps passant, le dessinateur est de moins en moins indulgent avec le résultat de son travail.  » L’âge me rend plus conscient qu’autrefois de mes défauts, glisse-t-il. Je vois mieux ce que je ne sais pas faire et c’est douloureux. Je perds en énergie ce que je gagne en expérience et je dois faire des efforts pour casser les mauvais réflexes et garder la concentration.  » Les récits qu’il préfère dans la saga des Cités ? L’Enfant penchée et La Théorie du grain de sable.  » Il nous est arrivé de modifier un épilogue et, aujourd’hui encore, j’ai envie de refaire certains de nos albums. Mais je ne suis pas sûr du tout que le résultat serait meilleur !  »

Par Olivier Rogeau

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